Allan Johnson s'adresse aux hommes
Les hommes peuvent-ils être opprimés en raison de leur sexe ?
Traduction d’un extrait de The Gender Knot, unraveling our patriarchal legacy (« Les nœuds du genre : démêler notre héritage patriarcal ») d’Allen Johnson.
En plus de ne pas considérer les femmes comme opprimées, nous refusons de voir les hommes comme un groupe oppresseur privilégié. Cela est particulièrement vrai pour les hommes conscients de leur propre souffrance, qui affirment souvent que les hommes et les femmes sont tout autant opprimés en raison de leur sexe et qu'aucun groupe n'opprime l'autre.
Les hommes souffrent sans aucun doute de leur participation au patriarcat, mais ce n'est pas parce que les hommes serait opprimés du seul fait d’être des hommes. Pour les femmes, l'oppression sexuelle est liée à une dévalorisation et une subordination culturelles des femmes en tant qu’elles sont des femmes. Les hommes, en revanche, ne souffrent pas parce que la virilité serait un statut dévalorisé et opprimé par rapport à un statut supérieur et plus puissant. Au contraire, dans la mesure où les hommes souffriraient en tant qu'ils sont des hommes - et non parce qu'ils sont également homosexuels, de couleur ou handicapés -, c'est parce qu'ils appartiennent à la catégorie sexuelle dominante dans un système de caste sexuelle (les hommes au-dessus des femmes) qui les privilégie et leur profite mais en exigeant un certain prix en retour.
Pour comprendre cela, il faut savoir qu'une catégorie de personnes ne peut pas s'opprimer elle-même. Elles peuvent s'infliger des blessures et souffrir de leur position dans la société. Mais si nous disons qu'une catégorie sociale peut s'opprimer ou se persécuter elle-même, nous transformons le concept d'oppression sociale en un simple synonyme de souffrance causée par la société, ce qu'il n’est pas le cas de l’oppression.
L'oppression est un phénomène social qui se produit entre différentes catégories de personnes, au sein d'une société ou entre sociétés. C'est un système d'inégalité sociale par lequel un groupe est en position dominante et bénéficie de l'exploitation et de la subordination d'un autre groupe. Cela signifie non seulement qu'un groupe ne peut pas s'opprimer lui-même, mais aussi qu'il ne peut pas être opprimé par la société. L'oppression est une relation qui existe entre des groupes, et non entre les groupes et la société dans son ensemble.
Pour comprendre l'oppression, nous devons donc la distinguer de la souffrance dont les causes sont sociales. Même la souffrance massive infligée aux hommes par l'horreur de la guerre n'est pas une oppression des hommes en tant qu'ils sont des hommes, parce qu'il n'existe pas de système dans lequel un groupe de non-hommes subordonnerait les hommes, imposerait et profiterait de leur souffrance. Les systèmes qui contrôlent les machines de guerre sont eux-mêmes patriarcaux, ce qui fait que ces systèmes ne peuvent pas opprimer les hommes en tant qu'ils sont des hommes.
La guerre opprime les personnes de couleur et les classes inférieures, qui servent souvent de chair à canon aux classes privilégiées dont la guerre sert le plus souvent les intérêts. Environ 80 % des troupes américaines qui ont servi au Vietnam, par exemple, étaient issues de la classe ouvrière et des classes inférieures. Mais cette oppression est fondée sur la race et la classe, et non sur le sexe. Lorsque Warren Farrell, figure de proue du mouvement pour les droits des hommes, affirme que les hommes sont « jetables », il confond les hommes en tant que catégorie sociale privilégiée avec les classes et les races qui sont effectivement considérées comme jetables.
Si la guerre rendait les hommes vraiment jetables en tant qu'hommes, nous ne trouverions pas, dans pratiquement toutes les villes et villages des États-Unis, des monuments et des cimetières dédiés aux soldats morts au combat (sans aucune mention de leur race ou de leur classe), ni de rétrospectives interminables à l'occasion de l'anniversaire de chaque étape importante de la Seconde Guerre mondiale.
Plutôt que de dévaloriser ou de dégrader la virilité patriarcale, la guerre la célèbre et l'affirme. Alors que j'écris ces lignes à l'occasion de l'anniversaire du jour du débarquement en Normandie, je ne peux m'empêcher de ressentir la puissance de l'honneur et du deuil solennel accordés aux victimes de la guerre, le profond respect que les adversaires éprouvent souvent les uns pour les autres, et les innombrables monuments dédiés à des hommes qui ont été tués en essayant de tuer d'autres hommes dont les noms, à leur tour, sont inscrits sur d'autres monuments encore.
Mais ces commémorations rituelles font plus que sanctifier le sacrifice et les pertes tragiques, car elles sanctifient également la guerre elle-même et les institutions patriarcales qui la promeuvent et la légitiment. Les chefs dont les ordres douteux, les errances et les projets égocentriques entraînent la mort de dizaines de milliers de personnes, par exemple, ne suscitent pas le ridicule, le dégoût et le mépris, mais une curieuse immunité historique encadrée par des images de noble tragédie et d’héroïsme masculin. En contraste frappant avec les vastes cimetières honorant les morts, les mémoriaux, les discours et les défilés annuels, il n'y a aucun monument pour les millions de femmes et d'enfants pris dans les massacres et bombardés, brûlés, affamés, violés et laissés sans abri. [NdT : le patriarcat appelle cela des « dommages collatéraux ».]
On estime que 90 % des victimes de guerre sont des civils, et non des soldats, et qu'il s'agit en grande partie d'enfants et de femmes. Pendant l'invasion et l'occupation de l'Irak par les États-Unis, la politique militaire officielle consistait à ne pas tenir le compte des mort·es et des blessé·es civils.
Ainsi, il n'existe pas de grands cimetières nationaux qui leur soient consacrés. La guerre, après tout, est une affaire d'hommes.
L'une des raisons les plus profondes au déni de la réalité de l'oppression des femmes est peut-être la réticence à admettre qu'il existe un fondement réel au conflit entre les femmes et les hommes. Nous ne voulons pas l'admettre parce que, contrairement à d'autres groupes impliqués dans des systèmes de privilèges oppressifs, comme les Blancs et les personnes de couleur, les femmes et les hommes ont vraiment besoin les uns des autres, ne serait-ce qu'en tant que parents et enfants. Cela peut nous rendre réticents à réaliser la manière dont le patriarcat nous met en porte-à-faux, indépendamment de ce que nous voulons ou de ce que nous ressentons à ce sujet. Qui veut considérer le rôle de l'oppression sexuelle dans la vie quotidienne du couple et de la famille ? Qui veut savoir à quel point nous sommes dépendants du patriarcat en tant que système, à quel point nos pensées, nos sentiments et notre comportement sont ancrés dans ce système ?
Les hommes refusent de voir l'oppression de leur mère, de leur épouse, de leur sœur et de leur fille parce que nous y avons participé, que nous en avons profité et que nous y avons développé un intérêt direct. Nous résistons à l'idée de voir nos pères comme des membres d'un groupe d'oppresseurs privilégiés et préférons les voir comme des victimes malheureuses des femmes et de forces sociales invisibles dans lesquelles les hommes et la virilité ne jouent, comme par magie, plus aucun rôle. Nous résistons, peut-être parce que nous nous voyons dans nos pères et parce que nous essayons encore de comprendre pourquoi ils ne nous aimaient pas beaucoup, n'étaient jamais là, ou étaient là mais de façon inappropriée.
Et nous luttons pour comprendre tout cela dans l'espoir que, si nous y parvenons, nous pourrons conserver nos privilèges tout en devenant des hommes différents de nos pères.
Il est encore plus difficile de voir nos pères liés à l'oppression de nos mères ou la participation inévitable de nos mères à leur propre oppression, jouant toujours à s’amoindrir, ou se sacrifiant au nom de la maternité parfaite, ou encore se montrant tolérante envers la négligence et les abus qu’elles essuient. Nous résistons à tout cela parce que nous n'avons pas pu nous empêcher de prendre nos mères et nos pères en nous et de les intégrer à nos désirs les plus profonds et à nos attentes les plus durables. Et dans ce processus, nous avons également absorbé au plus profondément de nous-mêmes les éléments racinaires aux privilèges patriarcaux et à l'oppression sexuelle.
Mais, une fois encore, nous devons nous rappeler qu'aussi profondément que l'arbre patriarcal façonne nos vies, nous en sommes les feuilles et non les racines, le tronc ou les branches. Nous sommes trop facilement aveuglés par la dichotomie entre bon/mauvais qui veut que seules les mauvaises personnes peuvent participer à des sociétés qui produisent de mauvaises conséquences et bénéficier de celles-ci. Nous agissons comme si le patriarcat pouvait être réduit à des types de personnalité, comme si notre participation montrait que nous avons échoué en tant que personnes. Mais comme tout système social, le patriarcat ne peut être réduit à des sentiments, des intentions et des motivations personnelles.
Il est impossible, par exemple, de vivre dans ce monde sans participer au capitalisme industriel. Nous lisons des articles sur les ateliers clandestins d'Asie et des États-Unis dans lesquels les travailleuses (principalement des femmes et des enfants) sont esclavagisés pour un maigre salaire dans des conditions épouvantables, nous pouvons ressentir de la colère face à une telle cruauté et nous réconforter en pensant que nos bonnes intentions nous placent en quelque sorte au-dessus de ces choses. Mais un rapide coup d'œil dans nos placards et sur les étiquettes de nos vêtements montrera probablement le contraire, à savoir que la bonne affaire d'hier a été fabriquée en Thaïlande ou au Mexique et a été rendue possible par l'exploitation de ces mêmes femmes et enfants. Cela ne fait pas de nous de mauvaises personnes, comme si nous avions l'intention de faire du mal, mais cela nous implique dans la production sociale de l'injustice et de la souffrance inutile.
De la même manière, les hommes n'ont pas besoin d’être sciemment cruels ou malveillants envers les femmes pour participer au patriarcat en tant que système et en bénéficier. Cette distinction est cruciale et fera la différence entre celui qui reste coincé dans une paralysie morale défensive [coucou les mascus offusqués] et celui qui va essayer de participer au changement."
Allen Johnson, The Gender Knot