Ce n’est jamais « juste un jeu »
Grand pères en jupe, drag-queens à l’école : la répétition patriarcale
De plus en plus de mères et de femmes prennent conscience de la manière dont elles ont été conditionnées à abdiquer l’autorité qu’elles ont sur leur corps pour les humeurs des hommes. Cela va même plus loin, car pour « abdiquer » une autorité, il faut avoir conscience d’une autorité.
Or, le conditionnement commence bien avant qu’elles puissent développer cette conscience de leur corps comme étant le leur : les filles n’apprennent pas qu’elles ont le droit d’avoir des limites, que leur bien-être compte, qu’elles ne doivent pas réprimer leurs instincts et se forcer à ne rien dire et ravaler leur malaise pour ne pas « faire d’histoires ». Les bisous forcés de la part d’hommes adultes et les petits « jeux » agaçants qui semblent anodins les préparent au reste de leur vie en patri/viriarchie.
Quelle leçon retire une petite fille, lorsqu’un vieil homme la chatouille, l’embête, et que le public de sa famille rigole devant ses protestations ? Pire, lorsque les adultes la réprimande lorsqu’elle s’énerve vraiment et fait valoir ses limites ? La question est rhétorique.
De plus en plus de mères, de femmes et de filles. Et c’est pourquoi à chaque époque, ils reviennent avec de nouveaux avatars pour outrepasser les limites des femmes et des filles. Aujourd’hui, papi met du rouge à lèvres et une jupe, il se réunit avec d’autres papis en jupes rencontrés jadis dans des week-ends de travestis, dans des évènements de sissification, ou dans le donjon de x hommes d’affaires ou avocat autogynéphile, et rédigent ensemble des projets de lois et de règlements stipulant que les femmes doivent laisser rentrer les hommes dans leurs espaces et ne pas faire valoir leurs limites, sous réserve d’être traitées comme des criminelles.
C’est cela, le patri/viriarcat. Le parasitisme masculin qui ne cesse de vouloir s’approprier, posséder et contrôler le corps des femmes.
Je vous présente la traduction d’un texte poignant, d’une mère qui a pris conscience du conditionnement des petites filles lors d’un repas de famille, et qui va s’y opposer. Ce faisant, elle transmet à sa fille la conscience de son autorité sur son propre corps, de son autonomie et de son droit à faire valoir et respecter ses limites et ses besoins contre les hommes qui veulent « jouer » avec elle.
L’autrice est Lisa Norgren, et son texte a été originellement publié sur Motherwell sous le titre « Combattre le patriarcat un grand-père à la fois ».
Le clown sexuel Clare Apparently
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Tandis qu’il « jouait » avec ma fille, mon beau-père a lâché une phrase consternante. La réaction des autres adultes présent·es dans la pièce était de l’ordre du « circulez, y’a rien à voir ».
Un homme mature se tient derrière ma fille de trois ans. De temps en temps, il la pique ou la chatouille et elle réagit en se rapetissant. Elle se fait de plus en plus petite à chaque avancée non désirée. Je l’imagine en train d’essayer de devenir assez petite pour se glisser hors de son siège d’appoint et se glisser sous la table.
Lorsque ma mère regarde cette scène, elle voit des railleries amusantes. Un grand-père qui s’amuse avec sa petite-fille.
« Mae, » lui dis-je d’un ton qui tranche le brouhaha de réunion de famille familière. Elle ne me regarde pas.
« Mae, répété-je, tu peux lui dire “non”, Mae. Si cela ne te convient pas, tu peux dire quelque chose comme “Papi, s’il te plaît, recule - j’aimerais avoir un peu d’espace pour mon corps” ».
Au moment où je prononce ces mots, mon beau-père, le bouledogue, se penche un peu plus près d’elle, planant juste au-dessus de sa tête. Son sourire sardonique me nargue tandis que ma fille tortille ses 13 pauvres kilogrammes en accordéon dans l’espoir d’échapper à ses chatouilles et à son haleine.
Je me répète avec un peu plus de force. Elle finit par lever les yeux vers moi :
« Maman… tu peux lui dire ? »
Quelle surprise. Une fillette de trois ans ne se sentirait donc pas à l’aise pour se défendre contre un homme adulte. Un homme qui a déclaré qu’il l’aimait et qui s’est occupé d’elle à maintes reprises, et qui pourtant se tient là, ne se souciant aucunement de ce qu’elle souhaite à propos de son propre corps. Je me prépare au combat.
« Papa ! S’il te plaît, recule ! Mae aimerait avoir un peu d’espace pour son corps. » Ma voix est ferme, mais joyeuse. Il ne bouge pas.
« Papa. Je ne devrais pas avoir à te le demander deux fois. Recule, s’il te plaît. Mae est mal à l’aise. »
« Oh, ça va, détends-toi », dit-il en ébouriffant les cheveux blonds de ma fille. Le patriarcat est là, à me traiter avec condescendance dans ma propre cuisine. « C’est qu’un jeu. »
« Non. Toi, tu jouais. Pas elle. Elle a clairement fait comprendre qu’elle aimerait avoir un peu d’espace, donc maintenant recule, s’il te plaît. »
« Je joue comme je veux avec elle », dit-il en se redressant. Ma poitrine se serre. Les poils de mes bras blondis par le soleil se dressent lorsque cet homme, qui a été ma figure paternelle pendant plus de trente ans, entre dans le ring.
« Non. Non, tu ne peux pas jouer comme tu veux avec elle. Ce n’est pas bien de » s’amuser » avec quelqu’un qui ne veut pas jouer ». Il ouvre la bouche pour répondre, mais ma rage est palpable à travers ma réponse mesurée. Je me demande si ma fille le ressent. J’espère que oui.
Il s’en va dans le salon et ma fille me regarde fixement. Ses yeux, un maelstrom de bleu et de noisette, brillent d’admiration pour sa maman. Le dragon a été terrassé (pour l’instant) [le dragon est un triste choix de métaphore, sachant qu’il représente souvent la déesse tuée par le héros patriarcal dans toutes les mythologies]. Ma propre mère garde le silence. Elle refuse de me regarder dans les yeux.
C’est cette même femme qui m’a fait taire lorsque je lui ai parlé d’une agression sexuelle que j’avais récemment pu reconnaître. C’est cette même femme qui a été raflée par une voiture remplie d’étrangers alors qu’elle rentrait chez elle un soir. Elle s’est débattue et a crié jusqu’à ce qu’ils la jettent dehors. En prenant la fuite, ils lui ont roulé sur la cheville et l’ont laissée avec une vie de handicap physique et émotionnel. C’est cette même femme qui n’a rien dit, qui ne pouvait rien dire lorsque son patron et ses amis l’ont harcelée sexuellement pendant des années. C’est cette même femme qui a épousé l’un de ces amis.
Lorsque ma mère regarde cette scène, elle voit sa fille réagir de manière excessive. Elle me voit « faire toute une histoire pour rien ». Elle se préoccupe davantage de maintenir le statu quo et de bercer l’ego toxique de mon beau-père que de protéger l’enfante de trois ans qui se recroquevillait en face d’elle.
Lorsque je vois cette scène, je suis à la fois réconfortée et consternée. Ma propre force et mon refus de me taire sont le résultat de centaines, voire de milliers d’années pendant lesquelles les femmes ont été maltraitées et leurs protestations ignorées. C’est le résultat d’avoir vu ma propre mère souffrir en silence aux mains de beaucoup trop d’hommes. C’est le résultat de ma propre maltraitance et de mon vœu solennel de contribuer à mettre fin à ce cycle.
Il serait si facile de laisser une petite fille apprendre que ses souhaits n’ont pas d’importance. Que son corps ne lui appartient pas. Que même les hommes qu’elle aime la maltraitent et l’ignorent. Et que tout cela est « acceptable » parce que d’autres personnes, des hommes, ne font que s’amuser.
Mais ce que je vois à la place, c’est une petite fille qui observe sa maman. Je vois une petite fille qui apprend que sa voix compte. Que ses souhaits sont importants. Je vois une petite fille qui apprend qu’elle a le droit de dire non et qu’on attend d’elle qu’elle le fasse. Je la vois apprendre que ce n’est pas acceptable.
Et j’espère que ma mère apprend aussi quelque chose.
Lisa Norgren est écrivaine et professeur de yoga. Elle élève deux jeunes femmes au franc-parler dans l’État américain du Michigan avec son mari et ses trois chats. Elle aime tricoter, faire du pain au levain et détruire le patriarcat, une action juste à la fois.