Féminisme de la différence Vs Féminisme de l’égalité, par Jane Clare Jones
Traduction commentée
Nombreuses sont les femmes qui se disent féministes et qui pensent que souligner nos différences biologiques reviendrait à nous réduire à notre biologie, comme si les spécificités de notre biologie devaient déterminer notre destinée sociale.
Les hommes et les femmes sont différents. Mais cette différence ne doit pas signifier « hiérarchie ».
Les chasseuses-cueilleuses des sociétés strictement égalitaires ne sont pas moins femmes que nous. Les cheffes claniques et les femmes des sociétés égalitaires matriarcales n’étaient pas moins femmes que nous. Entendre que ce n’est pas parce que nous avons le pouvoir de créer de nouveaux êtres humains, que nos fonctions sociales et économiques doivent se limiter à la création de nouveaux êtres humains, ou que nous ayons une quelconque obligation de mettre au monde de nouveaux êtres humains. Nous tenons d’ailleurs le meilleur outil de chantage existant au monde humain. Pourquoi la majorité d’entre nous ne sont-elles pas capables de l’utiliser ? Cela dépasserait le loin le cadre de l’essai commenté que je vais vous présenter. Mais restez dans les environs et vous finirez par appréhender quelques éléments de réponses.
Le féminisme de la différence contre le féminisme de l’égalité est un court texte de la philosophe féministe matérialiste Jane Clare Jones, publiée dans son livre The Annals of the TERF Wars and Other Writing (« Les annales des guerres TERF et autres écrits ») et qui oppose deux conceptions de l’égalité homme-femme, l’égalité des femmes dans leurs similitudes aux hommes, et l’égalité des femmes dans leurs différences aux hommes. Seule l’une de ces deux conceptions permettra une réelle libération des femmes. La conception de l’égalité dans la similitude affirme que les femmes ne pourront être libérées que lorsqu’elles deviendront comme des hommes. Voyons voir ce que cela signifie et surtout, ce que cela implique. La conception de l’égalité dans la différence répond que les femmes ne pourront être libérées que lorsqu’elles seront reconnues comme des êtres humains à part entière, dans leurs différences, et sans que cette différence entraîne de hiérarchie dans l’organisation sociale. Voyons également ce que cela implique, sans jeu de mots.
Sources : World Armwrestling League, https://www.walunderground.com/news/news-details/the-women-of-wal-have-arrived
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Tweet : @FéministeDeLaPorted’àCôté « Les femmes ne peuvent pas être libérées dans un système qui les catégorise, ainsi que leur valeur et leurs droits, comme séparées et distinctes des hommes. »
Il s'agit d'une illustration parfaite de l'erreur conceptuelle commise par le féminisme libéral/égalitaire, à savoir son incapacité à penser la différence sans hiérarchie de valeur.
Si vous pensez que différence égale hiérarchie, alors vous penserez qu'il faut abolir la différence pour créer l'égalité, l'égalité étant conceptualisée comme « similitude ».
Dans ce cadre de pensée, la demande d'abolition de la reconnaissance de la spécificité matérielle et politique des femmes sera interprétée comme une libération, et les femmes qui s'opposent à cet effacement seront donc considérées comme « conservatrices ».
Ce que l'on oublie, bien sûr, c'est qu'il existe toute une tradition de « féminisme de la différence », qui se développe à partir de la pensée formulée à l'origine par Beauvoir : le patriarcat fonctionne en posant « la Femme comme Autre ».
[La pensée patriarcale nous altérise (otherization/altérisation). Les hommes se posent eux-mêmes comme l'être humain par défaut et nous conçoivent comme l’anomalie, la différence tandis que ce sont des humains avec un Y rabougris. Toute la conscience patriarcale s’est forgée sur une inversion des réalités. Depuis leur prétendue supériorité biologique jusqu’aux religions d’un Dieu-père qui serait le créateur de la vie (probablement l’inversion la plus épatante). Le simple fait que dans la compétition soit valorisée la force brute et éclatante, et non pas la résistance ou l’endurance, est un exemple du masculin comme valeur par défaut. La force et la puissance de l’homme sont, pareilles à son érection, éphémères et mal vieillissantes. (Le marché du Viagra étant lui-même en érection durable, ayant atteint 2.46 milliards de dollars en 2022 selon les chiffres de l’institut Grand View Research et se projetant vers 4.8 milliards en 2030). Les ultratrails sont les seuls sports dans lesquels les femmes dominent. Quid de la résistance du corps féminin par sa génétique ? Le fait que nous soyons homogamétiques et qu’ils soient hétérogamétiques, les rendant beaucoup plus fragiles à toutes sortes de virus et maladies, le revers étant pour nous plus de maladies auto-immunes à cause de notre système immunitaire renforcé, alors que la médecine nous traite comme si nous étions biologiquement similaires aux hommes en matière de dosage de médicaments, d’antibiotiques, etc. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’il y ait un lien de cause à effet en ce qui concerne le déclenchement de ces maladies chez nous, ayant auparavant été médicalisées « comme des hommes » pour diverses maladies courantes, alors que notre système immunitaire réagit de manière très nettement différente de celui des hommes. Il s’agit là d’une lacune considérable de la recherche scientifique au détriment de la santé des femmes. Ce qui est bon pour les hommes en termes de molécules ou de dosage ne l’est pas pour nous. Voir Femmes Invisibles de Caroline Criado Perez et The Better Half: On the Genetic Superiority of Women (« Le meilleur sexe : Sur la supériorité génétique des femmes ») de Sharon Moalem]
Le féminisme de la différence affirme que toute notre culture est structurée autour d’une conception de l’être humain qui se fonde dans la pensée, l'expérience et les systèmes de valeurs des hommes, ou ce que nous pourrions appeler le « masculin par défaut » [tout comme la langue française, depuis la guerre de longue haleine remportée par les misogynes de l’académie au 18ème et 19ème siècle, lire à ce sujet l’historienne de la langue française Eliane Viennot.]
Une illustration très utile et concrète de cette pensée est donnée par Caroline Criado Perez dans Femmes Invisibles, qui examine ce qui se passe lorsque l'on conçoit (design) le monde en fonction du modèle masculin par défaut, sans jamais prendre la peine de prêter attention à la spécificité de la vie, de l'expérience ou du corps des femmes.
Le féminisme de la différence arrive donc à une conclusion complètement différente de celle du féminisme de l'égalité sur la manière dont les femmes devraient être libérées.
Le féminisme de l’égalité pense que la justice — entendue purement et simplement comme l’égalité en tant que telle — naîtra de la négation de toute différence entre les femmes et les hommes.
Le féminisme de la différence pense que nous vivons déjà dans une culture construite sur le déni de la différence entre les femmes et les hommes parce qu’elle structure tout autour du masculin par défaut.
Les questions liées au rôle reproductif des femmes en sont une illustration concrète. Si vous traitez les femmes comme des hommes dans le contexte de la reproduction, en lien avec leur lieu de travail, vous êtes injuste, car la spécificité des besoins des femmes est différente.
Les femmes ont donc besoin de droits et de protections basées sur le sexe en matière de grossesse et de maternité. En effet, en droit britannique, elles en bénéficient. (C’est ici que j’en viens à fulminer contre les féministes américaines qui regardent de haut les féministes britanniques sur la question trans alors qu’elles n’ont même pas réussi à mettre en place des droits de maternité appropriés pour les femmes américaines).
Tout cela pour dire que penser que la libération des femmes se trouvera dans l’égalité et la « similitude » [aux hommes] est terriblement inapproprié et ne rend aucune justice aux femmes. Cette conception de l’égalité laisse intacte toute la structure patriarcale et ne rend possible la liberté des femmes que dans la mesure où nous pouvons nous accommoder d’un monde conçu autour des besoins des hommes.
[Il ne s’agit donc pas d’une véritable libération, mais de faire des accommodations dans notre oppression, un sport dont les « féministes » libérales (libfem) et les « féministe réactionnaires » (réacfem) sont les championnes. Les premières pensent que revendiquer d’elles-mêmes ce que les hommes attendent d’elles sera libérateur et empouvoirant (« salope et fière le l’être, regarde comme je twerke bien »), les secondes pensent qu’en s’attirant la protection d’une certaine catégorie d’hommes patriarcaux (par exemple les fachos), elles seront protégées des autres catégories d’hommes patriarcaux (par exemple, les religieux traditionnels autres que cathos et les religieux transactivistes).]
En outre, elle ne permettrait notre libération que dans la mesure où nous pouvons nous conformer à un modèle humain structuré par les attentes, les priorités et les valeurs des hommes. En d’autres termes, et en dernière analyse, cette égalité-selon-la-similitude-aux-hommes n’accorde d’humanité aux femmes que dans la mesure où elles ressemblent le plus aux hommes.
[Et encore, sur le papier seulement, car en réalité, dans ce monde masculo-centré, n’est accordée d’humanité aux femmes que dans la mesure où elles se conforment à ce que les hommes attendent d’elles, des attentes qui sont intrinsèquement altérisantes (déshumanisantes) et la boucle et bouclée.]
Le féminisme de la différence exige en revanche que toute l’organisation structurée autour de l’homme comme individu par défaut, ainsi que ses valeurs, ses attentes et ses hiérarchies soient éliminées, et que nous partions du principe qu’il existe deux types d’êtres humains. Deux types d’humains qui sont tout aussi humains l’un que l’autre et qui partagent de nombreuses caractéristiques, mais qui sont aussi très nettement différents sous certains aspects fondamentaux. Il faut donc prêter attention à la spécificité des expériences matérielles, politiques et vécues des femmes et rejeter le dénigrement, l’effacement et l’appropriation de ces expériences par le patriarcat.
Ce que les féministes égalitaristes ne semblent jamais comprendre, c'est qu'en exigeant l’égalité-selon-la-similitude-aux-hommes, elles ne font principalement qu'approuver la hiérarchie patriarcale des valeurs qui affirment les hommes en tant qu’être humain par défaut, et qui relègue les femmes au statut de « l'Autre ».
En outre, je pense que le fait que les femmes aient intériorisé ce point de vue ait tout à voir avec leur position sur la question trans.
C'est ce qui rend très convainquant pour certaines le discours sur la « réduction des femmes à leur biologie », parce qu'elles réfléchissent encore fondamentalement à partir d’un cadre patriarcal qui ne peut pas concevoir que les personnes de sexe féminin dans toute leur spécificité matérielle sont aussi humaines que les hommes, et elles croient ainsi que la liberté des femmes ne sera gagnée qu’en renonçant à leur spécificité femelle (femaleness) et en « abolissant les femmes ».
[Pour ces femmes qui confondent encore « biologie » (le fait de pouvoir enfanter) et « destinée » (le fait de ne devoir faire que cela), souligner nos différences biologiques et physiologiques équivaudrait à nous « réduire à notre biologie ». Il faudrait donc renoncer à ce qui nous distingue des hommes pour pouvoir être leurs « Alter-égaux », c’est-à-dire, renoncer au fait d’être des femelles adultes de l’espèce humaine, ce qui est proprement impossible et ne peut que faire l’objet d’un déni. Nous retombons ainsi dans la boucle mentionnée plus haut. Enfin, je me placerais plutôt du côté de Sharon Moalem en matière d’évaluation des deux sexes, et j’ajouterais que le patriarcat existe en tant qu’organisation sociale de compensation. Mais en compensation de quoi ? Exactement.]
<Fin