Hommes chasseurs, femmes cueilleuses : une théorie fausse (par Cara Ocobock et Sarah Lacy)
Traduction d’un article et de planches graphiques initialement publiés en anglais sur le site du magazine Scientific American, le 1er novembre 2023, à l’adresse suivante. Mes commentaires sont entre crochets.
Illustration de femmes chasseuses de l’Antiquité sur fond rouge et orange. Crédit : Samantha Mash
Même si vous n’êtes pas anthropologue, vous êtes probablement déjà tombé·e sur l’une des notions d’anthropologie les plus influentes connue sous l’appellation de L’Homme chasseur (Man the Hunter). Selon cette théorie, la chasse fut l’un des principaux moteurs de l’évolution humaine auquel les hommes s’adonnèrent de manière exclusive, sans les femmes ; nos ancêtres établirent une division du travail enracinée dans les différences biologiques entre hommes et femmes, et les hommes avaient été conçus pour chasser et subvenir aux besoins de la famille, tandis que les femmes s’occupaient des enfants et des tâches domestiques. Cette théorie suppose ainsi que les hommes sont physiquement supérieurs aux femmes et que la grossesse et l’éducation des enfants réduisent ou annulent la capacité d’une femme à chasser.
La théorie de L’Homme chasseur a régné sur les études de l’évolution humaine pendant près d’un demi-siècle et a imprégné la culture populaire. On la diffuse dans les dioramas des musées, dans les manuels scolaires, dans les dessins animés du samedi matin et dans les films. Le problème, c’est qu’elle est erronée.
De plus en plus de données issues des sciences des activités physiques et sportives suggèrent que les femmes sont physiologiquement mieux adaptées que les hommes aux efforts d’endurance tels que les marathons [et ultramarathons et ultratrails]. Cet avantage soulève des questions relatives à la chasse, car selon une hypothèse très répandue, les premiers humains auraient poursuivi leurs proies à pied sur de longues distances jusqu’à ce que les animaux soient épuisés. En outre, les archives fossiles et archéologiques, ainsi que les études ethnographiques sur les sociétés de chasse-cueillette modernes, indiquent que les femmes chassent le gibier depuis longtemps. Nous avons encore beaucoup à apprendre sur les performances athlétiques féminines et sur la vie des femmes préhistoriques. Néanmoins, les données dont nous disposons nous indiquent qu’il est temps d’enterrer L’Homme chasseur une bonne fois pour toute.
La théorie de L’Homme chasseur parvint sous le feu des projecteurs en 1968, lorsque les anthropologues Richard B. Lee et Irven DeVore publièrent Man the Hunter, un recueil d’articles scientifiques présentés lors d’un symposium organisé en 1966 sur les sociétés contemporaines de chasse-cueillette. L’ouvrage s’appuie sur des données ethnographiques, archéologiques et paléoanthropologiques pour soutenir que la chasse fut le moteur de l’évolution humaine et qu’elle produisit des caractéristiques singulières chez l’homme. « La vie de l’homme en tant que chasseur a nous a donné tous les ingrédients nécessaires à la civilisation : la variabilité génétique, l’inventivité, les systèmes de communication vocale, la coordination de la vie sociale », affirme l’anthropologue William S. Laughlin au chapitre 33 de l’ouvrage. Puisque les hommes étaient censés être les seuls à chasser, les partisans de la théorie de L’Homme chasseur ont alors supposé que les adaptations évolutives se manifestaient principalement chez les hommes, et que les femmes n’étaient que de passives bénéficiaires de l’approvisionnement en viande et des progrès de l’évolution masculine.
Mais les auteurs de la théorie de L’Homme chasseur ignorèrent souvent les preuves qui allaient à l’encontre de leurs suppositions, quand bien même celles-ci se trouvaient parfois dans leur propre corpus de données. Par exemple, Hitoshi Watanabe se concentra sur les données ethnographiques concernant les Aïnous, une population indigène du nord du Japon et des régions avoisinantes. Il constata que les femmes Aïnous chassaient, souvent avec l’aide de chiens, mais ne tint pas compte de ces données dans ses interprétations, en présentant les hommes comme les principaux fournisseurs de viande. C’est ainsi qu’il projeta l’idée de la supériorité masculine en matière de chasse sur les Aïnous et sur le passé.
Cette fixation sur la supériorité masculine était dans l’air du temps, non seulement dans le monde universitaire, mais aussi dans la société en général. En 1967, l’année charnière entre la conférence Man the Hunter et la publication du recueil éponyme, Kathrine Switzer, alors âgée de 20 ans, s’inscrivit au marathon de Boston sous le nom de « K. V. Switzer » afin de dissimuler son sexe. Aucune règle officielle n’interdisait aux femmes de participer à la course ; cela ne se faisait tout simplement pas. Lorsque les officiels découvrirent que Switzer était une femme, le directeur de la course, Jock Semple [ainsi qu’un autre des organisateurs], tenta de la chasser hors du parcours manu militari en la poussant.
À l’époque, un préjugé prétendait que les femmes étaient incapables d’accomplir une épreuve physique aussi exigeante, et que s’y essayer risquait de nuire à leurs précieuses capacités reproductives. Les érudits qui soutenaient le dogme de L’Homme chasseur s’appuyaient sur la croyance en des capacités physiques limitées des femmes ainsi que sur le supposé fardeau de la grossesse et de l’allaitement pour affirmer que seuls les hommes chassaient. Les femmes avaient des enfants à élever.
Aujourd’hui, ces préjugés persistent à la fois dans la littérature scientifique et dans la conscience populaire. Certes, des films tels que Prey, le dernier volet de la célèbre franchise Predator et des émissions telles que Naked and Afraid, 21 jours pour survivre et Women Who Hunt montrent des femmes qui chassent. Mais les trolls des réseaux sociaux ont violemment critiqué ces représentations, les qualifiant de clichés politiquement corrects au service d’agendas politiques féministes. Ils soutiennent que les créateurs de ces œuvres visent à réécrire l’histoire de l’évolution et les rôles sociosexuels des hommes et des femmes afin de bouleverser les sphères sociales « traditionnellement masculines ». Les spectatrices et spectateurs sont en droit de se demander si ces représentations de femmes chasseuses ne chercheraient pas à rendre le passé plus inclusif qu’il ne l’était vraiment, ou si les hypothèses paléoanthropologiques comme celle de L’Homme chasseur ne seraient pas plutôt des projections sexistes sur le passé. Nos récentes études sur les preuves physiologiques et archéologiques de l’aptitude à chasser et de la division sexuelle du travail dans l’évolution humaine répondent à cette question.
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La suite de l’article et des planches graphiques sont publiées ici sur Le Partage.