Le lesbianisme n'est pas une échappatoire
L'illusion identitaire des hétérosexuelles en fuite
Dans un article publié aujourd’hui dans le Daily Mail, Julie Bindel soutient que de plus en plus de femmes hétérosexuelles se détournent des relations avec les hommes. En cause la déception chronique que leur inspirent les dynamiques hétérosexuelles structurées par l’hétéronormativité et marquées par les violences viriarcales, l’égocentrisme masculin, l’immaturité affective et une sexualité formatée par la pornographie. Dans une société de plus en plus agressive, viriliste et pornosaturée, Bindel décrit un gouffre émotionnel et intime croissant entre les sexes. Certaines femmes, observe-t-elle, se tournent alors vers des relations lesbiennes comme redécouverte de soi, refuge émotionnel ou alternative plus saine. Ce basculement s’inscrit, selon elle, dans un contexte où l’hétérosexualité est moins un choix qu’une assignation culturelle, un automatisme hétéronormé, souvent subi, plutôt que le fruit d’un désir authentique.
Si la question du désir authentique réprimé est parfaitement légitime, l'autre partie de ce discours, pourtant tenu par une féministe lesbienne, est profondément dommageable pour les lesbiennes. Il relègue le lesbianisme au rang de roue de secours affective pour femmes hétérosexuelles traumatisées, ou de cinquième roue du carrosse sentimental pour les femmes séparatistes qui décident de rompre leurs relations aux hommes. Et que ce soit clair, en patriarquie, où les violences viriarcales sont endémiques, le séparatisme est un choix de survie rationnel encouragé par les féministes.
L'hétérosexualité n'est pas mauvaise en soi, elle l'est en patriarcat. Ce n'est pas le fait d'être sexuellement attirée par les corps mâles qui est toxique, encore que l’on pourrait longuement interroger ce que cela implique en termes de sacrifice corporel et de charges biologiques asymétriques. Le problème, c’est d’être sexuellement attirée par les corps mâles dans une culture structurée par les inégalités, où l’hétérosexualité est le principal vecteur de la domination, de l’exploitation et des violences masculines.
L'hétéronormativité, ce n'est pas seulement l'idée que l'hétérosexualité est la norme. C'est l'infrastructure économique et sociale qui organise cette norme : elle distribue les rôles hiérarchiques, impose des scripts genrés, et érige le couple hétéro comme fin ultime, en invisibilisant l'homosexualité féminine. Dans ce contexte, l'hétérosexualité est codée en une machine à fabriquer des inégalités, où les femmes sont éduquées à plaire, à servir, à comprendre et à se sacrifier ; et les hommes à conquérir, à dominer et à être servis.
Encore une fois, le désir sexuel pour les corps masculins n’est pas en cause, mais le fait que ce désir est colonisé et exploité par les logiques patriarcales. C’est pourquoi tant de femmes hétérosexuelles se détournent des relations avec les hommes, non pas parce qu’elles découvriraient soudain une orientation homosexuelle jusque-là enfouie, mais parce que le régime hétéronormatif a rendu l’hétérosexualité invivable, parfois même létale. Dans ce système, les femmes ne perdent pas seulement leur énergie ou leur désir : elles y perdent leur sécurité, leur santé mentale, et parfois la vie.
Mais ce n'est pas une raison pour appeler « lesbianisme » ce qui est souvent seulement le refus légitime d'une hétérosexualité traumatisante. Cela réduit le lesbianisme à une posture réactive, à un choix politique et thérapeutique, et non à un désir sexuel réel et charnel.
Bien sûr, les femmes hétérosexuelles peuvent parfaitement choisir de se retirer de l’hétérosexualité relationnelle et de l’hétéronormativité. Rien ne les y empêche, et certainement pas les lesbiennes. Cela dit, les lesbiennes elles-mêmes ne sont pas immunisées contre la reproduction des logiques hétéronormées, comme le rappelle Sheila Jeffreys dans Unpacking Queer Theory. Au contraire, certaines figures lesbiennes ont joué un rôle actif dans l’essor du néo-masculinisme queer (dit « féminisme de la troisième vague »), en promouvant une vision profondément misogyne des rôles sociosexuels et du désir. Parmi ces cheffes de file : Judith Butler, Pat Califia, Gayle Rubin, autant d’icônes autoproclamées dont le mépris pour le corps féminin réel n’est plus à démontrer, et défenseuses borderline de la pédophilie masculine pour la forme. En France, nous avons notre produit d’exportation : Paul B. Preciado, acclamé à l’international pour avoir recyclé la haine des femmes dans un emballage queer-compatible.
Traitresses de classe sexuelle mises à part, les féministes radicales encouragent, avec raison, les femmes à sortir des relations hétéronormées. Non pas en performant une orientation sexuelle (et à se dissocier de nouveau de leur propre corps), mais en reprenant leur vie en main. C’est le principe du 5R : pas de relations sexuelles, pas de relations romantiques, pas de résidence partagée, pas de reproduction et pas de rôle genré. Une stratégie de désengagement de l’ordre casto-sexuel patriarcal. Les femmes peuvent ainsi vivre entre elles, bâtir des liens de solidarité, organiser leur quotidien hors de l’androcentrisme, y compris en cohabitant ou en s’alliant avec des lesbiennes si ces dernières y consentent.
Mais cela ne fait pas d’elles des lesbiennes. Cela fait d’elles des femmes lucides.
Le lesbianisme n’est pas un choix stratégique, ni un slogan politique et encore moins une identité. C’est un désir sexuel, une orientation, une réalité charnelle, pas un projet de réaffectation post-hétérosexuelle.
Une grande partie des femmes que l’une de mes connaissances lesbiennes qualifie de « bi-hét », bisexuelles en pratique (ou plutôt en « performance »), sont en réalité des hétérosexuelles traumatisées, dont la sexualité fonctionne selon une logique de déplacement. Une sexualité qui, lorsque l’on en examine les implications, peut se révéler profondément blessante pour les lesbiennes, réduites au rôle de banc d’essai, de refuge thérapeutique, ou d’ersatz réparateur du patriarcat. Bien sûr, nombre de ces relations peuvent être sincères, durables, constructives, donner lieu à de belles tranches de vie. Mais beaucoup se terminent en drama : la « bi-hét », encore hétérocaptive, c’est-à-dire psychiquement dépendante de la validation masculine, finit par retourner vers l’hétérosexualité hétéronormative. Non parce qu’elle aurait changé d’orientation une fois de plus, mais parce qu’elle n’en a jamais changé. L’identification au lesbianisme ne résout pas le traumabonding aux hommes. Elle le déplace. Elle le masque.
Les lesbiennes méritent mieux que ça. Si certaines choisissent de s'engager dans ce type de relations en toute connaissance de cause, cela leur appartient. Mais prétendre que ces légions de femmes hétérosexuelles blessées par l’hétéronormativité sont des lesbiennes, c’est effacer les lesbiennes réelles au profit d’une figure utilitaire et leur assigner un rôle de soutien et de réparation.
Le parallèle avec les discours sur l’identité de genre est évident : on ne « s’identifie » pas lesbienne. Présenter comme lesbiennes ces femmes, majoritairement des hétérosexuelles contrariées et/ou traumatisées par les relations hétéronormatives, revient à saper l’existence même de l’homosexualité féminine, à en nier la matérialité.
On est sexuellement attirée par les femmes, ou on ne l’est pas. Tout le reste, ce sont des reconstructions narratives : des performances. Et les hommes seront toujours prompts à s’en emparer, au détriment des femmes et des lesbiennes.