Dans son article intitulé « Personnes trans et non binaires, des luttes féministes » publié dans le numéro de décembre 2024 de la revue Manière de voir du Monde diplomatique, Emmanuel Beaubatie affirme :
les luttes des personnes trans et non binaires partagent avec les batailles féministes le refus d’une condition prétendument naturelle qui déterminerait leur statut, leur destinée et leur place dans notre société. Combattre l’idée de nature : c’est là un pilier des deux mouvements. Cette idée consiste à affirmer, ainsi que le formulait Colette Guillaumin, qu’« une femme est une femme parce qu’elle est une femelle ». Pour cette sociologue française, présenter l’ordre du genre comme un ordre naturel risque de réassigner les femmes à la place qui est naturalisée pour elles, c’est-à-dire à une fonction reproductive, maternelle et, souvent, sacrificielle. Un tel discours, nous dit Guillaumin, tend à faire oublier que les rapports de pouvoir sont des faits sociaux, et que ce n’est pas la nature elle-même qui différencie et hiérarchise les femmes et les hommes. C’est, au contraire, la domination qui donne à la biologie sa signification. Une autre sociologue et militante féministe française, Christine Delphy, l’a illustré dans son fameux adage : « Le genre précède le sexe. » En tant que rapport social de domination, le genre produit les catégories de sexe que l’on conçoit comme biologiques. Les corps ne peuvent parler qu’à travers notre système de pensée : les réalités physiologiques n’ont que le sens que l’on veut bien leur octroyer.
À première vue, ce texte semble ambitieux. Il évoque des figures féministes de référence pour défendre une convergence entre les luttes féministes et trans. Pourtant, à y regarder de plus près, sa rhétorique s’appuie sur un détournement intellectuel de leurs idées, effaçant l’importance des réalités matérielles qui sous-tendent l’oppression des femmes.
Voici ce que nous avons à lui répondre.
La réalité physiologique, le point central de l’oppression des femmes
Affirmer que les « réalités physiologiques n’ont que le sens que l’on veut bien leur octroyer » dans le contexte des luttes féministes est non seulement une malhonnêteté intellectuelle, mais également un effacement des bases matérielles de l’oppression des femmes. Les femmes ne sont pas opprimées à cause d’une construction arbitraire ou interchangeable : elles le sont précisément à cause de leur physiologie reproductive. Ce sont leurs capacités à enfanter et à allaiter, ainsi que leurs caractéristiques sexuelles secondaires, qui ont historiquement justifié leur exploitation économique, sexuelle et sociale par les hommes.
Les lois anti-avortement aux États-Unis, appliquées dans de nombreux États depuis la révocation de Roe v. Wade, illustrent bien que les femmes sont contrôlées en tant que corps sexués. Ces lois n’ont rien à voir avec des catégories abstraites ou symboliques, mais tout à voir avec la capacité biologique des femmes à procréer.
Désolée, Sir Beaubatie, mais la réalité physiologique est le point central de l’oppression des femmes.
Détournement des théories féministes : le cas Delphy
Après la fameuse citation de Simone De Beauvoir, la citation de Christine Delphy, « Le genre précède le sexe », est fréquemment mal interprétée pour servir des idéologies qui effacent l’importance du sexe. Ce qu’elle souligne, en réalité, c’est que dans nos sociétés patriarcales multimillénaires, les rôles sociaux imposés aux femmes précèdent et conditionnent l’interprétation culturelle de leur biologie. Mais cela ne signifie pas que la biologie est inexistante ou dénuée d’importance. Elle explicite que dans un système patriarcal, les femmes naissent dans un monde où leur sexe les prédestine à un rôle de subordination, ce qui est un fait socio-historique.
Ce que Delphy ne dit pas : Que le sexe est une construction interchangeable ou arbitraire. Sa réflexion repose sur une critique des rôles genrés imposés aux femmes, non sur un déni de leur matérialité corporelle.
Désolée, Sir Beaubatie, mais les hommes n’auraient jamais eu l’idée ni le besoin d’opprimer et d’exploiter les femmes sur la base de leur couleur de cheveux. Les classes sont socio-sexuelles, et non socio-capillaires, ne vous en déplaise.
Les dangers d’un effacement du corps féminin
En prétendant que « les réalités physiologiques n’ont que le sens que l’on veut bien leur octroyer », l’auteur·e du texte opère un glissement dangereux. Ce type d’argumentation rejoint des discours qui, en effaçant l’importance de la biologie féminine, affaiblissent la capacité des féministes à combattre des oppressions bien réelles.
Si le corps des femmes n’a aucune importance, alors pourquoi se battre pour l’accès à l’avortement, pour la reconnaissance des violences obstétricales, ou contre les mutilations génitales féminines ? Ces oppressions sont-elles également des « constructions sociales » sans fondement matériel ?
Désolée, Sir Beaubatie, mais effacer la biologie féminine des luttes féministes, c’est désarmer les femmes face à des oppressions bien concrètes. À nier les bases matérielles, vous laissez les masculinistes écrire les lois et les fictions juridiques.
L’effacement du corps sexué féminin alimente directement des agendas masculinistes, ultra-conservateurs autant que les agendas de masculinistes paraphiles, qui n’hésitent pas à instrumentaliser cette confusion idéologique pour miner les droits des femmes. À l’heure où des dizaines de millions d’hommes occidentaux se battent pour contrôler les corps des femmes (« Her body, my choice »), il est absurde et contre-productif de prétendre que la physiologie sexuelle féminine ne compte pas.
Réaffirmer le socle matériel du féminisme
Les féministes ne combattent pas pour nier la biologie des femmes, mais pour que celle-ci ne soit plus un outil d’oppression. C’est en reconnaissant l’importance du corps féminin dans l’histoire de la domination patriarcale que l’on peut espérer bâtir un monde où ce corps ne sera plus exploité ni contrôlé. (On y croit, on y croit.)
Effacer le corps des femmes de l’analyse féministe, c’est offrir au patriarcat un anonymat confortable dans lequel il peut prospérer. Qui a besoin de masculinistes, avec de tels ennemis intérieurs ?
Désolée, Sir Beaubatie, mais ce n’était pas votre enveloppe physiologique qu’il fallait chercher à meurtrir, mais l’ennemi intérieur que vous auriez dû chercher à démasquer. Car cet ennemi, sous couvert de progressisme, mine les fondements mêmes des luttes féministes et les rend vulnérables à ceux qui n’ont jamais cessé de cibler les femmes en tant que corps sexués. Vous n’êtes pas notre allié·e.