NdLT : voici la traduction d’un texte donnant à réfléchir sur les conséquences des violences contre les femmes qui refusent de céder aux exigences de militants misogynes et homophobes, véritables inquisiteurs des temps modernes, et sur l’impact de ce terrorisme moderne dans la culture en général.
Les négationnistes de l’Inquisition reprochent souvent aux féministes de grossir le nombre des victimes de chasses aux sorcières. Encore faut-il bien comprendre l’impact culturel de l’Inquisition et les conséquences réelles sur la vie des femmes européennes, ainsi que son héritage.
Titre originel du texte publié sur Suppressed histories archives : About that figure of 9,000,000 witches burned (« Sur le nombre des 9 millions estimés de sorcières brûlées »).
__________________________________________________________________________
D’où vient le nombre de 9 millions de victimes ?
Matilda Joslyn Gage écrivait en 1890 : « Il ressort des archives historiques que neuf millions de personnes ont été mises à mort pour sorcellerie. La majeure partie de ce nombre ahurissant ayant été des femmes ». Gage n'a pas inventé ce nombre, il provient de Gottfried Christian Voigt, comme l’a montré l'historien Wolfgang Behringer, spécialiste des chasses aux sorcières :
« Voigt publia cette estimation dans un article écrit en 1784 dans le contexte culturel des Lumières. Il souhaitait souligner l'importance de l'éducation dans l’éradication des superstitions et prévenir tout nouvel épisode maniaque de chasse aux sorcières, le dernier ayant eu lieu une génération plus tôt à son époque. Il y critiquait le nombre produit par Voltaire, estimant "plusieurs centaines de milliers" de victimes, jugé trop bas. Voigt basait son estimation sur vingt cas enregistrés sur une période de cinquante ans aux archives de Quedlinburg, en Allemagne. En se basant alors sur les registres d’une période de 29 ans, allant de 1569 à 1589, il estima à environ 40 le nombre d'exécutions au cours de cette période [dans cette ville], et extrapola à environ 133 exécutions par siècle [p. 120]. Voigt extrapola ensuite ce nombre à l'ensemble de la population européenne, arrivant à "858 454 par siècle" et, sur une période de 11 siècles de chasse aux sorcières, à "9 442 994 personnes" au total [p. 121]. Dans son Geschichte des Teufels ("Histoire du diable") publiée en 1869, Gustav Roskoff a arrondi l’estimation de Voigt à neuf millions. »
Les féministes citent encore parfois ce nombre aux fondements branlants de « neuf millions de femmes brûlées ». L'acceptation acritique d’un tel nombre facilite la tâche des négationnistes (qui prétendent détenir les faits réels tout en étant eux-mêmes souvent mal informés) dans leur entreprise d’effacement d’une répression culturelle particulièrement sévère, et de ses conséquences négatives considérables sur les femmes. Ignorants les origines de ce nombre, établi en Europe au XVIIIe siècle, certains auteurs sont allés jusqu'à accuser les féministes de l'avoir inventé afin d'avoir, selon l'expression [auto]misogyne de Diane Purkiss, « un Holocauste à soi ». [Référence railleuse à Woolf.]
Ce que je m’évertue à dire sur ce sujet, au sein de l’enseignement que je délivre depuis près de cinquante ans et de mes recherches pour la collection (non publiée) Secret History of the Witches (« L’histoire secrète des sorcières »), c'est que ce nombre de 9 millions n’a de mythique que ce qui concerne les bûchers. Car nous pouvons néanmoins affirmer qu’un tel nombre de personnes - au moins - ont été affectées par les répressions culturelles de l’Inquisition et de ses procès : les femmes qui ont vécu le restant de leur jours dans la peur, en particulier les femmes âgées ou handicapées, celles qui ont été forcées de modifier leur comportement et leurs habitudes de crainte d’être accusées de sorcellerie et qui ont élevé leurs enfants en conséquence ; celles qui ont été saignées (on pensait que faire couler du sang annulait les sorts) et vilipendées, et dont les maisons ont été incendiées, ou encore celles qui ont subi d'autres types de violences maccarthystes (vigilant violences), ou ne pouvant tout simplement pas trouver d’emploi parce qu'elles étaient devenues la cible de groupes haineux. [Transactivisme et Inquisition religieuse, ces mouvements patriarcaux spirituellement consanguins.]
Il en allait de même pour les hommes non conformes, que ce soit en raison d'un handicap ou d’un isolement quelconque, ou pour les homosexuels et les travestis. Nul doute que nombreux ont été la cible de chasses aux sorcières (la mythologie diaboliste fait grand cas d’actes homosexuels lors des fêtes de sorcières) et que d’autres ont trouvé la mort dans d'effroyables exécutions sous la torture, prescrites par des lois anti-sodomie très sévères. En outre, une part non négligeable d'hommes accusés et ayant été exécutés étaient liés [relations familiales, professionnelles ou voisinage] à des femmes ayant elles-mêmes fait l’objet de jugement et d’exécution pour sorcellerie et autres motifs. [Correspondant à autant de dangers pour l’hégémonie de la prêtrise masculine, tels que la connaissance des plantes, de la médecine, du fonctionnement du corps féminin, la possession de biens et de terres, etc. Les biens des femmes – et de leurs descendant·es – accusées de sorcellerie étaient commodément récupérés par l’Église chrétienne.]
Ainsi, nous devons tenir compte non seulement des femmes (et des hommes) qui ont été mises au bûcher (ou pendues, comme en Angleterre après le milieu du XVIe siècle et en Nouvelle-Angleterre), mais aussi de toutes celles qui ont été noyées, mortes sous la torture ou dans d’épouvantables conditions de détention, de celles qui ont été violées, battues, marquées, exilées, condamnées à des amendes, ostracisées et privées d'emploi. Nous devons également tenir compte des filles que leurs mères ont dès lors éduquées à se rapetisser et à étouffer leur voix, à restreindre leurs mouvements et leur vitalité, de crainte de les voir un jour être accusées et torturées à leur tour.
Nul ne connaît le nombre réel de personnes mises à mort dans le cadre de la chasse aux sorcières. L’estimation au rabais de 20 000 ne tient pas compte de la durée des persécutions [facilement 500 ans], ni de la destruction des archives, ni du fait que les registres des persécutions n'ont pas été tenus avant les années 1400 - 1500 et même plus tard dans de nombreux pays.
Considérez la puissance de l’impact de ces persécutions concertées – n’étant autre que du terrorisme – sur le comportement des gens et sur la culture en général. Il suffit d’observer les effets du nombre considérable de lynchages d'Afro-Américains aux États-Unis, entre la Reconstruction et le XXe siècle. (En réalité, les meurtres racistes se n’ont pas cessé.) Regardez aussi comment les chasses aux sorcières ont alimenté la forme même des lynchages, impliquant souvent des actes de torture et le fait d'être brûlé vif. De telles exécutions se sont produites dans l'histoire des États-Unis, par exemple durant le prétendu « Complot nègre » de 1741 à New York, une panique blanche qui a conduit au bûcher et à la potence plusieurs Afro-Américains, ainsi que quelques immigrés irlandais (hommes et femmes).
Même si le nombre de « sorcières » exécutées était de cent ou deux cent mille (je ne prête aucune crédibilité à l'estimation au rabais de 20 000 victimes avancée par certains), cela reste un trop grand nombre. L'impact des procès de tortures et les mises à mort sur les bûchers publics, véritables spectacles populaires, se répercutent dans la culture, par le folklore, les noms de lieux, les chansons, les écrits du siècle des Lumières (portant bien mal son nom !) jusqu'à l'héritage des stéréotypes sur les sorcières qui subsistent aujourd'hui encore.
[Si aujourd’hui les femmes ne sont pas brûlées sur la place publique par la prêtraille en robe, elles sont violentées lors de manifestations publiques et sont la cible de groupes haineux pratiquant le harcèlement de meute (persécutions concertées), et les répercussions sont bien réelles : perte d’emploi, ostracisation de leurs cercles sociaux, harcèlement online et dans le monde réel.]
____________________________________________________
Réponse de l’autrice en réponse à un commentateur mentionnant le livre de Silvia Federici (laquelle est en faveur de l’industrie médicale transgenre et de l’exploitation des femmes à travers la prostitution et la GPA), Caliban et la sorcière, comme une source d’analyse incontournable :
« Certes. Toutefois, en niant l'existence des chasses aux sorcières médiévales (qui vont à l'encontre de sa thèse sur le capitalisme), [Federici] minimise également la profondeur historique de la persécution. Elle ne tient pas compte non plus de la mise en œuvre et de l'évolution historique des lois royales, féodales et municipales médiévales, et des procès de sorcières (y compris les exécutions extrajudiciaires), ni du dogme diaboliste créé par les évêques, les théologiens et les inquisiteurs, qui ont préparé le terrain pour la chasse aux sorcières de masse. »
Bûcher de sorcières au plus fort de la Terreur à Millengen, Suisse, 1587. Tiré de Wickiana. Illustration choisie par l’autrice.