Texte initialement publié sur The Critic, le 25 janvier 2023
Mauvaises nouvelles pour les féministes. Après des millénaires de lutte, le verdict est finalement tombé dans la bataille des sexes. Il s'avère que nous sommes les perdantes, notamment parce que les « sexes » n'existent même pas.
[Owen Jones, plumitif misogyne au Guardian ; crédits Sam Barnes/Sportfile for Web Summit via Getty]
Ne prenez pas mes mots pour argent comptant. Écoutez plutôt Owen Jones, chroniqueur du Guardian et expert notoire du « bon côté » de l'histoire [un homme gay extrêmement misogyne et auto-homophobe, vraiment un chic type]. La semaine dernière, il a publié la vidéo de sa déclaration officielle à l'attention de toutes celles qui espèrent encore une victoire du Camp des vagins (qu'il appelle pittoresquement « anti-transactivistes », au motif que quiconque pense qu'avoir un vagin est important est « anti-trans ») :
« Vous allez perdre. Définitivement. Vous allez perdre. Et en fait, une grande partie de votre colère, de votre fureur et de votre mauvaise foi est motivée par le fait que vous savez que vous allez perdre. »
Joker. Nous n’arrêtons pas de le dire nous-mêmes.
Pour être honnête, ce n'est pas comme si nous n'avions pas vu les avertissements qui s’accumulent depuis plusieurs années. En effet, j'ai toujours eu une touche de compassion pour les efforts d'Owen en 2017 : « Fanatiques anti-trans, sachez-le, l’histoire vous jugera ! » (c'est peut-être juste moi, je n’arrive pas à lire son « sachez-le » sans me l’imaginer à la façon de Lloyd Russell-Moyle avec son tic de l’index). Dans le monde d'Owen, les féministes – la version obsolète, celles qui font des choses terriblement dépassées comme le fait de dire « non » aux hommes – ont choisi le mauvais camp. Ce que nous sommes bêtes ! Si nous avions tenu compte de ses mises en garde, nous aurions pu choisir de nous ranger du côté des « progressistes » qui maintenant nous menacent de nous décapiter.
[Pour les Françaises, la performance vidéo d’OJ ferait peut-être plus écho à celle de Depardieu dans ce passage de Tenue de soirée : ]
C'est en tout cas la manière dont certains hommes s’attendent à ce que nous traitions notre propre mouvement politique. Non pas comme quelque chose qui importe parce que les femmes et les filles importent, mais comme quelque chose qui doit être perverti et vidé de ses principes afin de répondre aux exigences des vainqueurs de l'histoire. Peu importe que les femmes elles-mêmes soient laissées pour compte. Selon cette vision du monde, gagner est synonyme de supériorité morale, donc les perdantes ont bien mérité de perdre. Après tout, n'est-ce pas ainsi que se terminent les meilleures histoires ?
« Les féministes ont l'habitude de perdre. Vous ne pouvez pas nous faire honte avec ça ».
J'ai une confession à faire : moi aussi, avant, je pensais de cette façon. Je pensais que j'étais du bon côté de l'histoire et que mon côté allait « gagner ». C'est parce que j'étais autrefois ce que l'on appelle « une enfant ». Née en 1975, l'année de l'adoption de la loi contre les discriminations sexuelles, je faisais partie de la génération de féministes de la deuxième vague, auxquelles l’on a dit que l'avenir appartiendrait. Comment pouvait-il en être autrement ? Il aurait été inconcevable pour l'adolescente que j'étais alors de m’imaginer aujourd’hui vivre dans un pays où le viol est effectivement dépénalisé et où l'on explique aux femmes qu'elles devront attendre cent ans avant de voir disparaître l'écart de rémunération entre les sexes. Mais nous y voilà. J'ai grandi. Il semble que certaines personnes soient dispensées de le faire.
Ce n'est pas que je ne comprenne pas l'attrait « du bon côté de l'histoire ». Clairement, certaines choses que les gens ont pensé par le passé sont devenues extrêmement embarrassantes aujourd’hui, et ceux qui les ont pensées seraient terriblement gênés de devoir les avouer aujourd’hui. Malgré cela, je doute que la menace « les gens du futur vous détesteront pour avoir pensé cela » soit un guide particulièrement fiable pour la conduite morale.
Par exemple, lorsque je vois des gens miser avec confiance sur le déni de l’existence des deux sexes, je ne me dis pas : « Félicitations, les gens du futur vous adoreront tandis qu’ils me verront comme une immense réac’ ». J’ai tendance à penser que ces gens sont au contraire les plus susceptibles d’adopter les pires idéologies — précisément le genre d’idéologies contre lesquelles les défenseurs du « bon côté de l’histoire » s’imaginent être immunisés — de crainte de ce qui peut leur arriver si elles ne se conforment pas [L’ostracisme social, la perte de leur emploi, les menaces de violence et de mort des transactivistes, par exemple]. Je vois des gens qui font passer le fait d’être du côté des « gagnants » en priorité, avant la nécessité de réfléchir aux conflits engendrés par des besoins contradictoires. Et c’est très dangereux.
Dans Women of Ideas (« Les femmes d’idées et ce que les hommes ont fait d’elles »), publié en 1982, Dale Spender a écrit qu’il était insensé de considérer l’histoire « comme une marche régulière du progrès humain » :
Remettre en question la notion de progrès est quelque chose de si difficile que cela dépasse presque notre compréhension. L’absurdité du concept de « progrès » n’est ni remise en question par la folie des armes nucléaires ni par la destruction et la pollution — délibérées et grandissantes — de cette planète ni encore par la distribution grossièrement inéquitable des ressources. La société a besoin du concept de « progrès » afin de légitimer nombre de ses pratiques barbares comme étant l’apogée de la civilisation.
À l’heure actuelle, alors que les femmes et les filles d’Afghanistan perdent l’accès à l’éducation, aux soins de santé basiques et à un minimum de sécurité, alors que l’on estime à 142,6 millions le nombre de femmes disparues[1] dans le monde en raison de la sélection du sexe, du fémicide et de la négligence, je m’interroge sur la représentation erronée du négationnisme sexuel [le déni de l’existence des sexes]en tant que « progrès ». Quels intérêts sert ce négationnisme ? Si vous décidez que les femmes les plus opprimées sont celles qui ont un pénis, il est alors plus facile de prétendre que nous assistons à la fin de l’oppression basée sur le sexe, en dépit de tout ce qui arrive aux « propriétaires d’utérus » dans le monde. Il est possible de « gagner » en déplaçant les cibles. Personnellement, je préfère être une perdante honnête.
Il est étrange qu’Owen Jones soit si convaincu que les féministes soient mortifiées à l’idée de « perdre ». Nous avons l’habitude. Tu ne peux pas nous faire honte avec ça. La plupart des auteurs de violences domestiques l’emporteront au paradis en étant toujours considérés comme des « hommes bien ». Il en va de même pour la plupart des violeurs, qui ne seront jamais accusés, et encore moins condamnés pour quoi que ce soit. Si les féministes n’acceptaient rien de moins que de « gagner », cela nous rendrait folles. Je n’en connais pas une seule qui s’imaginerait qu’un jour, ceux qui la traitent de méchante TERF réac’ se rendront soudain compte de leur erreur et éprouveront de la culpabilité et une honte profonde. Cela n’arrivera jamais.
Nombreuses sont les personnes qui parviennent à s’illusionner en croyant ce qui les arrange.
Pour ce que ça vaut, voici mon pronostic en matière de féminisme et d’identité de genre : le déni du sexe n’est pas tenable. Il y aura un retour de bâton avec les conservateurs [les vrais réac’] qui pensent que la personnalité des gens doit correspondre à leur corps sexué et qui s’opposent aux « identitaires de genre », lesquels pensent que c’est la personnalité des gens qui définit leur corps sexué. Les deux groupes accuseront les féministes, alors que nous sommes les seules à penser que chacun·e est né·e dans le bon corps. Le droit d’un homme à prétendre être une femme sera abrogé dans certains domaines — comme le sport, domaine qui intéresse les hommes — mais pas dans d’autres, comme les refuges réservés aux femmes, dont les hommes se contrefichent. Les enfants de la génération Alpha commenceront à trouver que l’obsession de l’identité de genre des Zoomers et des Millennials hétérosexuels est absurde [c’est-à-dire, les « queers » d’aujourd’hui, les hétéros blancs ennuyeux sans personnalité qui se découvrent une identité de genre], mais certaines adolescentes continueront à mépriser leur corps de femme et à avoir recours au bandage des seins et aux mastectomies parce que ces pratiquent auront été normalisées. Les politiciens et les journalistes qui se sont autrefois rangés du côté des excès les plus violents du transactivisme prétendront avoir toujours été bien plus modérés. Ils accuseront les « terfs » — des femmes qui disaient tout ce qu’ils disent maintenant, mais beaucoup plus tôt [et en risquant leur emploi, leur sécurité, leur cercle social, leur vie] — et les tiendront pour responsables de ne pas avoir pu s’exprimer sans que leur propos paraissent « haineux ».
En gros, je pense que les féministes auront quelques victoires très partielles, qui seront attribuées à d’autres personnes [des hommes ou des femmes viriarcales appointées par les hommes], et qu’elles seront blâmées pour des conséquences contre lesquelles elles ont passé des années à mettre les autres en garde. C’est du vrai travail de femme [le travail nécessaire, non payé, non reconnu et qui leur est volé]. Je m’excuse du fait que ce soit bien moins excitant que de me filmer en train de dire « vous allez perdre, bande de nazes ! »
[Voici un petit montage de la vidéo de Jones par Mr Menno : ]
Certaines personnes peuvent se bercer d’illusions en croyant ce qui les arrange. Le féminisme ne s’y prête pas. Quel serait le but ? Quelle est la valeur d’une victoire qui implique de continuer à se plier en quatre pour accommoder les perceptions masculines de la réalité ? J’en suis venue au féminisme pour échapper à cela, pas pour y contribuer.
Le féminisme ne va pas « gagner » dans un sens absolu. Ce qu’il fera, c’est continuer à montrer aux femmes qu’elles ne sont pas folles [face au gaslighting sociétal], qu’elles comptent, et que les relations et l’héritage des femmes est important. Le féminisme remportera quelques grandes victoires — accès aux espaces public, contrôle de notre propre corps — qui nécessiteront une vigilance constante pour les maintenir. Parfois, ces victoires nous seront arrachées. [Comme nous le constatons aujourd’hui avec la destruction des espaces et des services non mixtes en parallèle aux menaces sur le droit à l’IVG, constitutionnellement renversé aux EU.]
Quand nous serons vieilles, nous n’arriverons pas à croire qu’ils nous faille encore une fois aller manifester contre toute cette merde repackagée. Mais nous le ferons. Quand nous serons sur notre lit de mort, je doute qu’aucune d’entre nous ne se disent : « Oui, mais est-ce que j’ai au moins pu casser Owen Jones sur Twitter ? » Nos convictions politiques ne sont pas si fragiles, et nos principes pas si chancelants.
Sachez, fanatiques anti-féministes, que vous n’êtes pas si importants.
[1] Elles n’avaient qu’à s’identifier en fœtus mâles. Le rapport sur l’état de la population mondiale en 2020 issu en 2021 indique que le nombre de « femmes manquantes » a plus que doublé au cours des 50 dernières années, passant de 61 millions en 1970 à 142,6 millions en 2020, selon les estimations. L’expression « femmes manquantes » désigne ici « celles dont le nombre se traduit par un déséquilibre du ratio garçons/filles à la naissance et résultant d’une sélection sexuelle (prénatale) biaisée à la faveur des fœtus mâles, combinée à une surmortalité des filles découlant d’une sélection sexuelle postnatale ».
La sélection sexuelle post-natale s’opère par la négligence des soins portés aux filles à la faveur de leurs frères, et des mauvais traitements qui leur sont infligés, lorsque ce n’est pas directement par infanticide à la naissance. Selon le rapport, deux pays, la Chine et l’Inde, représentent ensemble 90 à 95 % des naissances des filles manquantes estimées dans le monde, causées par la sélection prénatale du sexe biaisée par le genre (la hiérarchie sociale viriarcale qui place le sexe masculin au-dessus du sexe féminin dans les échelles de valeurs politiques, culturelles, économiques, etc.) La Chine, avec un nombre estimé à 72,3 millions de filles manquantes et l’Inde avec un nombre estimé à 45,8 millions (Ndt)