Le rejet du biologique
D’où vient le rejet du biologique ayant conduit une partie du féminisme à être phagocyté par l’idéologie trans – la dernière version du patriarcat sévissant actuellement ?
Comme le rappelle Jane Clare Jones dans le n°8 de The Radical Notion (début 2023) :
Il n'est pas nécessaire d'être une partisante pur et dure de la tabula rasa (blank slate) pour pouvoir imaginer que la reproduction humaine n'a pas besoin d'être organisée en familles nucléaires patriarcales, et dans lesquelles les mères sont socialement isolées, exclues de la vie publique, financièrement dépendantes des hommes et vulnérables au contrôle coercitif et aux violences masculines (…). Que nous puissions suivre la voie du féminisme et nous organiser socialement pour soutenir la dyade mère-enfant, tout en soutenant l’accession au statut de personne à part entière et à l'épanouissement des femmes semble hors de question pour celles qui sont attachées au type de pensée « ou bien/ou bien » [« ou bien nous nous condamnons à la famille nucléaire patriarcale, ou bien nous devons accepter une techno-dystopie abolitioniste du sexe grâce aux bébés conçus en exomatrices »], et dans laquelle les deux options s'avèrent être deux versions du patriarcat.
Le rejet du biologique est d’autant plus ancré en France que ni le féminisme matérialiste étasunien ni le « féminisme spirituel » (Goddess feminism), nonobstant les écueils de ce dernier, n’y a jamais fait son chemin. Chez nous, la philosophe conservatrice Elisabeth Badinter fit le grand écart sur les principes de son milieu social pour aller jusqu’à nier toute relation entre la capacité à créer la vie dans son corps et le fait que cette spécificité se traduirait d’une manière ou d’une autre en des comportements reproductifs.
Elle rejette catégoriquement la notion d’instinct maternel. Ce rejet est très juste, mais pas pour les bonnes raisons en ce qui la concerne, puisqu’elle rejette la matérialité de notre sexuation. Sarah Blaffer Hrdy lui a répondu en synthétisant ses décades de recherches en primatologie et anthropologie, que la notion d’instinct maternel était effectivement trompeuse. Si elle conçoit cette notion comme une erreur de perspective et un biais patriarcal, elle n’a toutefois jamais dit que la sexuation ne se traduisait pas dans nos comportements reproductifs. Étant donné la difficulté à de se débarrasser de cette notion ancrée, nous dit Hrdy, il vaut mieux parler d’instincts maternels au pluriel.
Femelles langurs, connues pour leur propension à l’infanticide lors de l’arrivée de nouveaux mâles forts dans le groupe.
Car ce qu’il faut réellement entendre, ce n’est pas un « instinct maternel » de protection coûte que coûte de l’enfant (ou de l’embryon) au péril de la propre vie de la femelle (rappel : le droit à l’IVG était en jeu), mais un comportement lié à une « stratégie de reproduction ». C’est la stratégie reproductive et non un « instinct maternel » qui se traduit par des comportements et par la manière dont vont s’organiser les sociétés humaines. Ceci explique pourquoi il y a eu tant d’organisations sociales humaines différentes, dont égalitaires et matrilocales, et malheureusement patriarcales et patrilocales, ces dernières ayant colonisés et exploité toutes les autres. Dans le monde naturel, la diversité n’a pas été effacée. Aucun groupe de primates n’est allé ni patriarcaliser ni exploiter ses cousins égalitaires ou matriarcaux (sauf en captivité, où des primates vont développer des hiérarchies différentes, sous coercition, qui n’existaient pas en liberté. Peut-être que la civilisation a eu cette effet sur nous).
Ce que nous dit Hrdy, c’est que la stratégie de reproduction est effectivement un « instinct ». Et que cet instinct poussera les mères à l’infanticide, lorsque l’enfant n’a pas de chance de survie ou met la mère en danger : par exemple, dans certaines sociétés de chasse-cueillette, une femme qui tombe enceinte tandis qu’elle allaite encore son premier enfant ne voit pas l’évènement comme une issue positive pour la survie des deux enfants. C’est pourquoi le second sera tué à la naissance. Les nouveau-nés ne sont pas nommés avant quelques mois (ou années) pendant lesquels ils ne sont ni considérés comme membre du groupe ni comme des personnes même lorsqu’ils sont voulus. Car les maladies ou d’autres tragédies peuvent les emporter en bas âge. Mais justement, ce ne sera pas vécu comme une tragédie : ce n’était tout simplement pas son temps et la forêt l’a rappelé ; ou bien, la femme a donné naissance à un esprit serpent, oiseaux ou poisson dont elle doit rendre l’esprit. Le corps du bébé sera donné à la rivière, à la forêt où à tout endroit considéré comme sa réelle demeure.
Nous sommes loin de la notion patriarcale d’instinct maternel puisque c’est bien l’instinct « reproductif » qui pousse la mère à l’infanticide. L’instinct maternel est une notion patriarcale qui vise à rendre contre-nature et punissable le fait pour une femme de ne pas vouloir d’enfant – qu’elle n’en veuille pas maintenant ou jamais. C’est bien pourquoi les féministes se sont méfiées de l’essentialisme et des naturalisation patriarcales.
Aujourd’hui, dans nos sociétés industrielles, l’avortement ou la contraception sont des stratégies de reproduction. De nombreuses femmes, sous l’exploitation et l’oppression systémique, tentent d’aménager leur oppression en planifiant la venue de l’enfant au moment le plus opportun pour elles-mêmes et pour la survie de celui-ci. Évidemment, une société non oppressive pour les femmes serait une société où elles n’ont pas besoin de contraception et d’avortement. Une société où la sexualité n’est pas centrée autour de l’éjaculation masculine et où le viol n’existe pas. Mais laissons cela de côté et revenons à la peur du biologique.
Ce texte est un extrait de :