La complaisante confusion entre sexe, comportement sexuel et rôle socio-sexuel
Ou la bonne vieille naturalisation du sexisme
Aujourd’hui, dans Psychology Today, on trouve une affirmation extraordinaire au sujet du ROGD, le « Rapid-onset gender dysphoria », l’épidémie soudaine de « dysphorie de genre » chez les adolescentes :
« Le consensus scientifique est que cela est probablement dû à des anomalies dans le développement du fœtus qui conduisent les personnes à avoir des préférences pour des rôles sociaux et une identité personnelle qui sont plus typiques du sexe opposé. »
Vous l’avez reconnu, n’est-ce pas ? Le bon vieil « argument » de la naturalisation des rôles socio-sexuels : les femmes aiment naturellement le rose, faire le ménage, s’occuper de changer les couches de leurs parents vieillissants parce que cela aurait quelque chose à voir avec leur taux d’œstrogènes.
Pour arriver à une telle affirmation, il faut confondre trois choses, non pas deux, mais trois : le sexe, le comportement sexuel et le rôle socio-sexuel. Bien évidemment, ces trois éléments sont très fortement liés, mais la manière dont ils sont articulés dans les cultures humaines patriarcales n’a rien à voir avec un quelconque déterminisme biologique.
L’article n’en parle pas, mais le raisonnement des scientifiques masculins est le suivant : lorsque l’on oestrogénise des fœtus de rats mâles à la fin de la gestation (il se trouve qu’au début, cela n’a pas d’impact), ces rats, une fois en âge de procréer, vont adopter un comportement sexuel « de femelle », c’est-à-dire qu’au lieu de chercher à « monter » les femelles en chaleur, vont « relever » l’arrière-train, dans l’attente d’être montés. D’autres expériences ont été réalisées en castrant les rats à la naissance et en leur injectant des œstrogènes ou des androgènes à diverses étapes de leur développement, et ce type d’expériences a également été réalisé sur des fœtus de rates femelles, induisant des comportements sexuels « masculins » de monte, etc. (Au lieu de relever l’arrière train, elles vont, par exemple, chercher à monter les autres femelles). Du constat fait à partir des comportements sexuels, les scientifiques concluent d’une traite aux rôles socio-sexuels. Que le fait de « monter » implique un rang social dominant (de commandement, de chef), et le fait le lever l’arrière train implique un rang social subalterne (de services et de soins).
Or, ce que montrent ces expériences horribles, c’est que l’orientation et le comportement sexuel sont biologiquement déterminés. Ce qu’elles ne montrent pas, en revanche, c’est que « pénétrer » équivaudrait à dominer et exploiter, et « circlure » (le fait que le vagin engloutisse le pénis, ayant donné lieu dans notre culture à des phobies masculines de types vagina dentata, etc.) à être soumise et à servir.
Ceci, c’est le rôle social culturellement construit. Et les rôles sociaux existent chez les humains comme chez les animaux. Un éléphant mâle montera une éléphante femelle. Mais l’organisation sociale de leur groupe n’en est pas moins matriarcale. Ce sont les éléphantes qui sont à la tête du groupe, qui socialisent les jeunes et déterminent les rangs sociaux.
Chez les Khasi (ou ce qu’il en reste), ce sont les femmes qui sont à la tête du clan, qui prennent les décisions politiques, commerciales, économiques. Les hommes sont parfois leurs « envoyés » pour rapporter les paroles et décisions des cheffes. Lorsqu’un homme (ou un groupe de frères chez certains peuples du Tibet[1]) épouse une femme, il va vivre dans le matriclan de la femme. Certaines sociétés humaines sont matrilocales et matriarcales, c’est-à-dire égalitaires. Dans ces sociétés, les hommes ne sont ni opprimés ni exploités, et les femmes, qui créent toutes les nouvelles vies, sont à la tête de la vie politique, économique et sociale. Point.
Femmes Khasi
Chez les hyènes, il est vrai que les mâles sont assez maltraités : cette « exception » vient du fait que le dimorphisme sexuel favorise les femelles. Avec des femelles – celles qui sont capables de créer la vie – qui ont une force physique généralement supérieure aux mâles, le rôle des mâles équivaut ici à sa plus simple finalité évolutionnaire, un outil de brassage génétique, et les très jeunes mâles sont vite chassés du clan, d’une manière qui peut apparaître cruelle à certain·es. Honnêtement, mesdames, rangez votre himpathy, ils n’en ont pas besoin.
Dans les sociétés égalitaires de chasse-cueillette (égalitarisme strict, chasse-cueillette à retour immédiat), chez divers groupes pygmées (M’Bendjele, M’Buti, M’Bayaka), tout le monde est sur un pied d’égalité. Lorsqu’il y a conflit, n’importe qui peut voter avec ses pieds s’en aller dans un autre groupe dans les cas de discordes les plus extrêmes. Les cas les plus extrêmes sont... des disputes. Les hommes ont leurs propres rituels. Les femmes ont leurs propres rituels. Ces rituels se suivent dans une dynamique soutenue, en lien avec la lune et la chasse. C’est de la culture. Lorsque les femmes font leurs rituels, les hommes participent en tenant un certain rôle, lorsque les hommes font leurs rituels, c’est la même chose pour les femmes. Ces rituels cathartiques sont un ingénieux dispositif social (un pendulum social) qui assure qu’aucun groupe n’en vienne à dominer. Aucun individu ou groupe d’individu ne peut prendre l’ascendant. Si un individu ou plusieurs (il n’y a pas eu de cas rapporté de groupes d’individus) adopte un comportement individualiste et irresponsable, comme le fait de ramener beaucoup plus de viande de chasse que de besoin, le groupe se chargera de lui faire comprendre que son comportement est délétère. Notons que les rares comportements déviants sont souvent le fait d’hommes. Mais dans les structures sociales égalitaires, ces déviances sont très vite canalisées, à l’endroit où, dans une société de domination masculine, elles se trouveront exacerbées, normalisées et légitimées. Dans des sociétés viriarcales, ce qui relève de la déviance chez les groupes égalitaires est élevé au rang de valeur suprême.
Revenons à notre déviant des sociétés égalitaires. Cet homme chasse trop. Le fait de tuer des animaux, de prendre à la forêt « pour rien » est, pour ces sociétés, un acte aberrant. Il sera d’abord moqué par les autres, dans un rituel social visant à lui faire prendre conscience de sa place. À ce jour, le cas d’un homme qui ne pouvait pas s’empêcher de chasser a été rapporté. Il était lui-même chassé de son groupe, puis des groupes successifs qui l’ont accueilli. L’explication des concerné·es est qu’il n’était en quelque sorte « fait comme ça », c’est-à-dire, qu’il avait une anomalie, car le fait de vouloir chasser pour rien était manifestement plus fort que lui. Mais cet homme n’a pas pu transmettre ses gènes : aucune femme n’a voulu d’un tel « irresponsable ». Eût-il fini par atterrir chez les Occidentaux, sa déviance (l’égoïsme et l’irresponsabilité face à la nature) serait devenue une qualité de « mâle alpha » selon les codes sociaux de la manosphère. Probablement aurait-il obtenu une adhésion à la NRA et à diverses sociétés de chasse.
Les hommes et les femmes sont-elles à ce point égales dans ces sociétés ? Les femmes créent la vie, et leur investissement dans la création de la vie n’est pas égal à celui des hommes. Cela doit bien compter pour quelque chose, non ?
Pour rappel, le dimorphisme sexuel classique du mâle plus gros que la femelle (hyènes, singes tamarins, certaines araignées, hippocampes, certaines espèces de mollusques et de nombreuses autres espèces non humaines mises à part) masque une réalité matérielle d’importance (toutes espèces, humaine et non humaines, comprises cette fois) :
La contribution de la femelle à la création de la vie – son propre corps donnant littéralement ses ressources pour la fabrication du fœtus qui se nourrit d’elle, lui prenant des années de vie, allant parfois jusqu’à déminéraliser ses dents et autres merveilles gestationnelles pour les moins impactantes (essayez de ne pas être en carence de calcium si vous voulez garder vos dents pendant la grossesse, conseillent mes amies mères qui y ont laissé plusieurs des leurs), puis nourrissant le fœtus à partir de son propre corps (lactation), n’est pas égal à la contribution du mâle, qui se contente d’apporter un bout de matériel génétique qui ne lui coûte rien. Cette différence d’investissement est incommensurable. L’investissement de la mère est incomparable à celui du mâle géniteur en termes de reproduction[2]. Et cet état de fait se traduira de manières bien différentes en fonction des cultures.
Dans ces sociétés strictement égalitaires mentionnées plus haut, il y a toujours une ou plusieurs personnes qui décident, en connivence, d’initier un rituel de « recadrage » face à un individu au comportement égoïste ou irresponsable. Et ces personnes, ce sont les femmes âgées. CQFD.
Les scientifiques XY – et leurs servantes automisogynes – sont tellement imbibés de culture patriarcale qu’ils ne sont pas capables de faire la distinction entre le sexe/corps sexué (le corps organisé autour de la structure de reproduction produisant les gros ou les petits gamètes), le comportement sexuel (le fait de pénétrer et le fait de circlure – et vous savez toutes que l’on peut ensevelir le pénis d’un amant en étant sur lui et qu’il ne protestera pas le moins du monde, n’est-ce pas ?) et le rôle socio-sexuel (la division des rôles et rangs sociaux selon le sexe).
Il leur est très difficile de concevoir que le rôle et le rang social, s’ils sont attribués en fonction du sexe, ne sont pas biologiquement déterminés. Ni par le sexe ni par le comportement sexuel.
Les sexologues (masculins, cela va sans dire) tombent dans le même écueil lorsqu’ils parlent des petits garçons « non conformes au genre » (viril) en termes de « garçons féminins » ou « garçons efféminés ». Ils confondent le rôle social avec l’orientation sexuelle et le comportement sexuel futur qu’ils anticipent chez ces petits garçons, parce qu’ils n’adoptent pas correctement le rôle et le rang social que notre culture assigne aux mâles.
La réalité est que ces petits garçons sont tout autant masculins que les autres. La masculinité non virile n’est pas de la féminité, c’est un type de masculinité. Masculinité et féminité sont – dans leurs têtes, et probablement dans les vôtres aussi – irrémédiablement confondues avec les stéréotypes socio-sexuels qui les accompagnent dans notre culture.
Cessons de confondre sexe, comportement sexuel et rôle socio-sexuel. Si ces trois paramètres sont intimement liés dans les cultures humaines, le rôle et le rang socio-sexuel ne sont pas biologiquement déterminés par le sexe et le comportement sexuel.
Enfin, la malhonnêteté la plus fréquente que nous rencontrons chez certains scientifiques mâles est de faire comme si femmes et hommes étaient des rôles socio-sexuels. Femmes et hommes désignent simplement le fait d’être une femelle ou un mâle de l’espèce humaine.
Si le but des militants trans hommes autogynéphiles était vraiment de briser la hiérarchie des rôles socio-sexuels, ils ne chercheraient pas à décorréler les vocables homme et femme des réalités matérielles qu’ils désignent. Ils se contenteraient, comme « Virginia » Prince l’avait compris puis mis de côté afin de poursuivre ses intérêts sexuels la conscience tranquille, à œuvrer à la libération des femmes, au lieu d’adopter les codes sociaux sexuels que les hommes imposent aux femmes pour leurs propres intérêts économiques et sexuels. Mais tout l’intérêt des autogynéphiles réside en la hiérarchie socio-sexuelle et dans les marqueurs d’inégalités qui sont imposés aux femmes. C’est ce qui les fait bander. Aussi, la hiérarchie des rôles socio-sexuels est au fondement de leurs érections. Ils ne sont pas près d’œuvrer pour la libération des femmes.
Le sexe et le comportement sexuel sont réels, ils sont des conditions suffisantes pour qu’il y ait organisation sociale. Les rôles socio-sexuels ne sont, en revanche, pas organisés autour d’une quelconque nécessité biologique. Le sexe et le comportement sexuels ne sont pas une condition nécessaire pour un type d’organisation sociale. Les deux sexes et les comportements sexuels associés peuvent donner lieu à plusieurs types d’organisations sociales chez les humains et les animaux. Les « préférences pour les rôles sociaux » dont nous parle ce psychologue masculin banalement misogyne – auteur de l’article cité au début de ce texte – sont un « conditionnement » social, et non le fait d’un quelconque déterminisme biologique.
En outre du sexisme flagrant dont fait preuve cet homme, notons qu’il nous sort également un « consensus scientifique » de son derrière. Il baigne tellement dans sa culture sexiste qu’il pense que ses affirmations vont de soi et font l’objet d’un consensus. Entre hommes sexistes et misogynes, peut-être ?
Relecture : Maiden & Crone Aurore Perez & Anne Daw
Références :
https://link.springer.com/article/10.1007/BF01541882
https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/3350471/
https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/3169700/
Sarah Blaffer Hrdy : Mothers and Others: The Evolutionary Origins of Mutual Understanding ; Mother Nature: Maternal Instincts and How They Shape the Human Species
Heide Göttner-Abendroth, Les société matriarcales ; voir aussi https://www.hagia.de/internationale-hagia-akademie.html
J. Michael Bailey, The Man Who Would Be Queen
Virginia Prince, Pioneer of transgendering par Richard Ekins et Dave King dans International journal of transgenderism, vol 8 numéro 4, 2005.
Morna Finnegan : “The politics of Eros: ritual dialogue and egalitarianism in three Central African hunter-gatherer societies”, journal of the Royal anthropological Institute
Camilla Power, “Hadza gender rituals – epeme and maitoko – considered as counterparts” ;https://www.researchgate.net/publication/281291208
Knight, C. and C. Power, 2005. “Grandmothers, Politics, and Getting Back to Science”, dans E. Voland, A. Chasiotis and W. Schiefenhövel (eds), Grandmotherhood. The evolutionary significance of the second half of female life. New Brunswick, New Jersey & London: Rutgers University Press, pp. 81-98.
Peaceful and egalitarian rain forest living hunter and gatherers, New research by the anthropologist Jerome Lewis
“Le communisme nous a‑t-il rendus humains ? Sur l’anthropologie de David Graeber (par Chris Knight)“ https://mmstudies.com/matriarchies/bayaka/?fbclid=IwAR2geU1S4izDSWavSxm9wVa8_8fxs4jQueP1OXyAU6WANR8A5bRaCSgyNe0
“Time, sex and the achievement of egalitarianism”, Chris Knight, University College London, Jerome Lewis, University College London, Camilla Power, University of East London
[1] Dont les Bhotia, Sherpa, Gurung, Limbu, Rai, Kirat, Jaunsar-Bawar et Khasa. Voir Heide Göttner-Abendroth, Les société matriarcales
[2] « Le rapport de l’Enquête nationale confidentielle sur les morts maternelles (ENCMM) publié par Santé Publique France et l’Inserm en Janvier 2021, fait état de 262 décès maternels sur la période 2013-2015, soit 1 décès tous les 4 jours en France d’une cause liée à la grossesse, à l’accouchement ou à leurs suites. » https://www.lamaisondesmaternelles.fr/article/mortalite-maternelle-en-france-1-femme-meurt-tous-les-4-jours?fbclid=IwAR1_m0YrD14E3-UrhEVlmmTI9m4Sr2yixeyVESgAHUxvRfP3QjtSAPxnpVg
Ou encore : « La littérature médicale est très claire sur les risques d'une interruption volontaire de grossesse : un accouchement est beaucoup plus risqué sur le plan physique qu'un avortement. L'étude Turnaway l'a confirmé : certaines femmes sont mortes à la suite d'un accouchement, contre aucune après un avortement. De même, lorsque nous avons comparé la santé physique des personnes qui ont avorté à celle des personnes ayant mené une grossesse à terme, nous avons constaté que l'état de santé à long terme était moins bon – hypertension, douleurs chroniques – dans le second groupe. Notre étude a également montré qu'un avortement ne cause pas de pathologies en termes de santé mentale. L'expérience d'une grossesse non désirée est beaucoup plus troublante, car certaines personnes ont du mal à l'accepter. Bien sûr, certaines femmes peuvent éprouver des émotions négatives à la suite d'un avortement, mais même pour celles qui se sentent tristes ou en colère, la grande majorité estime avoir pris la bonne décision. »