L’insécurité existentielle masculine
Les origines du patriarcat et de l’obsession du contrôle
Je vous présente aujourd’hui une traduction commentée d’un extrait de The Gender Knot, unraveling our patriarchal legacy (« Les nœuds du genre : démêler notre héritage patriarcal », non traduit) d’Allan Johnson au sujet des origines des sociétés patriarcales. Dans cet extrait, avec l’aide de philosophes et chercheuses qui ont nourri sa pensée, il identifie la dynamique originelle toujours à l’œuvre dans le maintien et le renforcement du patriarcat (devenu viriarcat dans notre culture).
Certaines d’entre vous m’ont demandé quelle était la différence entre patriarcat (organisation sociale centrée autour du père) et viriarcat (organisation centrale centrée autour de la construction sociale de la masculinité virile). Voici une réponse synthétique : tous les patriarcats sont à la fois des viriarcats, et tous les viriarcats sont aussi des patriarcats, mais le « père » (le « chef de famille » historiquement lié aux religions monothéistes révérant un Dieu-Père) n’est plus la figure centrale de la culture, comme ce fut encore le cas pendant l’industrialisation. Dans notre société, la plus haute valeur n’est plus le père, mais l’homme qui est « en charge » et qui a « le contrôle », l’homme qui performe la masculinité virile (Trump, Poutine et aussi Macron qui veut montrer à ses homologues qu’il en est). Le principal aspect de la masculinité virile est le contrôle que les hommes exercent sur eux-mêmes et sur les autres hommes (et les femmes) et sur la crainte qu’ils leur inspirent. Tout homme « contrôlé » possède au moins une femme qu’il peut « contrôler » à son tour. Les hommes qui tuent leurs ex-compagnes pendant qu’elles les quittent ou après qu’elles les aient quittés le font par identification à cet aspect culturel : ils refusent de perdre le contrôle sur elles et de perdre ainsi leur « masculinité ». Exercer un contrôle sur une femme fait partie intégrante de la masculinité viriarcale.
Ainsi, dans nos sociétés, la plus haute valeur culturelle est la masculinité virile et agressive, que ce soit en politique, en économie, en compétition ou en sport. C’est pourquoi les violences masculines faites aux femmes y sont endémiques.
Essayons maintenant de comprendre comment ce cycle infernal de la violence patriarcale a commencé, pourquoi il se maintient encore aujourd'hui, et ce à quoi l'on peut raisonnablement s'attendre.
Ci-dessous débute la traduction du texte d’Allan Johnson. Mes développements, brefs ou construits, figurent entre crochets [ ].
Réserve de vie sauvage Mbaracayú Forest au Paraguay.
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Chaque fois que je parle de patriarcat, il y a toujours quelqu’un pour me poser la question de son origine. Il s’agit le plus souvent d’un homme, que j’imagine être motivé par le besoin de mettre quelque chose à la place de la notion essentialiste d’un patriarcat universel et inévitable, dût-il abandonner celle-ci.
Si le patriarcat n’est pas intrinsèque à l’espèce humaine, alors il a bien dû commencer pour une raison quelconque. Le problème étant que l’Histoire, du moins, ce que nous considérons comme l’Histoire, ne remonte pas très loin et ne peut donc pas nous apprendre ce que nous voulons savoir sans que nous puissions nous passer d’y insérer de nombreuses spéculations. Cela ne doit pas nous empêcher de nous demander d’où vient le patriarcat, car cette énorme lacune dans notre compréhension nécessite d’être comblée. En outre, nous avons besoin d’une raison d’espérer que quelque chose de mieux soit possible, ce qui ne peut s’envisager si nous continuons de nous contenter d’explications essentialistes. Après tout, quel est l’intérêt d’essayer de changer quelque chose d’inévitable ?
Une autre raison d’examiner la question de l’origine du patriarcat est que tout modèle pouvant expliquer les motivations actuelles du patriarcat sera plus crédible s’il correspond à un argument plausible sur son origine. Si nous avons raison au sujet du patriarcat tel qu’il est, nous devrions être en mesure d’étendre notre compréhension en remontant dans le temps et d’établir un lien entre la manière dont il est actuellement et comment il a très probablement été par le passé. Cela ne prouvera rien, car les forces qui font naître un système social ne sont pas nécessairement les mêmes que celles qui le maintiennent en place. Mais si un cadre de réponse peut à la fois donner un sens au passé et au présent du patriarcat, nous pourrons clore certaines questions lancinantes qui nous maintiennent dans l’impasse et nous empêchent de chercher à changer les choses.
Que savons-nous donc des sociétés non patriarcales, et comment le savons-nous[1] ? Certaines preuves proviennent d’études anthropologiques et historiques de sociétés tribales [des sociétés de chasse-cueillette à retour immédiat dites « strictement égalitaires »], des !Kung (les San du Kalahari) en Afrique aux tribus amérindiennes en passant par les Arapesh de Nouvelle-Guinée[2]. Grâce à ces études, nous connaissons de nombreuses sociétés dans lesquelles les femmes n’ont pas été dévalorisées ou subordonnées, et où elles ont joué des rôles importants dans la vie sociale. Les sociétés matrilinéaires et matrilocales[3] ont été assez communes et comprenaient souvent un contrôle substantiel des femmes sur les terres et autres biens. Même si toutes les sociétés connues aient eu recours ou requièrent à une division sexuée des tâches, il y a souvent beaucoup de chevauchement entre le travail des femmes et le travail des hommes, et dans tous les cas, les travaux des deux sexes sont également valorisés. La violence sexuelle et la commodification des femmes sont quasi-inconnues dans ces sociétés et n’ont, historiquement, augmenté qu’avec les progrès de la domination masculine[4] [entendre avec le colonialisme et le développement du capitalisme des sociétés patriarcales].
Lorsque l’on considère le riche ensemble de preuves archéologiques provenant de civilisations préhistoriques telles que la Crète antique, il est difficile de nier qu’il existait bien quelque chose de différent à la place du patriarcat il y a encore seulement sept mille ans[5].
[La « Crète antique » et les Cyclades (Santorini) ne sont pas vraiment « préhistoriques », il s’agit de l’âge du bronze. Si la « civilisation » dite « minoenne » (mais en réalité, « mélisséenne », puisque sa figure principale était la déesse abeille Melissa) n’était pas une « civilisation » à proprement parler, étant donné qu’elle n’a laissé aucune trace de relations hiérarchiques stratifiées (le « palais » étant un bâtiment public de festivités et d’administration, mais non un palais royal jusqu’à ce que l’île soit colonisée par les égéens patriarcaux) ou de militarisme ou encore d’architecture militaire et autres fosses de morts, elle n’en reste pas moins une société « historique » dont nous avons les preuves et les inscriptions. Les 8000 ans auxquels Johnson fait ensuite référence concernent le centre proto-urbain de Çatal Höyük (prononcez Chaïtal Ouyouk) peuplé depuis le début de l’holocène jusqu’à l’âge du bronze du proche orient.]
Les artefacts datant d’avant cette époque suggèrent l’existence de sociétés au Moyen-Orient dans lesquelles les femmes et les hommes étaient considérés de manière égale. Les tombes des femmes étaient situées au centre des habitations et richement décorées, dotées de statues et autres artefacts, comme celles des hommes.
[En ce qui concerne Çatal Höyük, les sépultures des femmes étaient effectivement au centre et richement dotées, contrairement à celles des hommes qui se trouvaient en périphérie. Evans lui-même a eu l’honnêteté de revenir sur ses fouilles et d’accepter de réaliser la prééminence des femmes sur les hommes pour ce qui concerne les premiers millénaires de Çatal Höyük. Après, les choses ont commencé à changer et la prééminence a basculé du côté des hommes, ainsi la violence et la dégradation de la santé en général (étude des os). Toutefois il n’existe aucune preuve qu’une matriarchie telle qu’un « patriarcat inversé » où les femmes auraient exploité et opprimé les hommes. Lorsque l’on parle de matriarchie, on parle avec Heide Gottner Abendroth de sociétés égalitaires où les femmes ont un tantinet d’autorité spirituelle et politique en plus, en vertu du fait qu’elles sont les créatrices de la vie et qu’il s’agissait d’une valeur fondamentale à ces sociétés.]
En outre, l’accumulation de statues provenant de sites anciens montre beaucoup plus de figures féminines que masculines. Il s’agit principalement de femmes aux seins, au ventre et au vagin proéminents, ce qui suggère une focalisation claire sur le rôle des femmes dans le renouvellement de la vie. Ce n’est que dans les périodes ultérieures de domination masculine émergente que les thèmes artistiques s’éloignent des femmes et commencent à représenter des images phalliques [voir tous les livres de Marija Gimbutas sur le sujet]. Les preuves suggèrent également que la guerre organisée était rare, voire inconnue*. Les fouilles menées dans l’ancienne Crète, par exemple, ne trouvent aucun vestige de fortifications dans la période pré-patriarcale.
[*Voir notamment cette étude archéologique du site. Ce qui est intéressant, c’est que les chercheurs mélangent plusieurs millénaires d’évolution du centre proto-urbain, alors que l’intérêt réside en la stratification des restes constituant des preuves de la transformation sociale de l’égalité et de la matrifocalité au patriarcat. Étant donné qu’ils n’en tiennent pas compte, les chercheurs se déclarent perplexes parce qu’ils obtiennent des résultats « contradictoires » ou « étonnants » !]
Il est raisonnable d’affirmer, à partir de ces preuves, que pendant la majeure partie des 250 000 ans de l’humanité sur Terre, la vie sociale n’a pas été organisée autour du contrôle et de la domination. Il est également raisonnable d’affirmer que la domination masculine et l’oppression des femmes sont relativement récentes. Non seulement le travail des femmes a été considéré comme central dans la vie sociale, mais à un niveau plus profond, la croyance que les femmes pouvaient créer la vie semble avoir placé l’imagerie féminine au cœur des traditions religieuses[6]. L’abondante imagerie des déesses trouvées dans les fouilles archéologiques, par exemple, suggère que les sociétés pré-patriarcales étaient organisées autour d’une vision du monde centrée sur l’idée de la femme comme lien symbolique entre l’humanité et le flux de la nature d’où provient toute vie. Comme le note Miriam Johnson, cela ne signifie pas que les hommes étaient marginalisés ou subordonnés, mais seulement qu’il y avait une révérence des principes culturels associés aux femmes :
La matrifocalité [l’accent culturel mis sur les mères] (…) ne se réfère pas tant à la domination maternelle domestique qu’au prestige culturel relatif de l’image de la mère, un rôle culturellement élaboré et valorisé (…). Il ne s’agit pas de l’absence de mâles (les mâles peuvent être très présents), c’est la centralité des femmes en tant que mères et sœurs qui rend une société matrifocale, et cette emphase matrifocale s’accompagne d’un minimum de différenciation entre les femmes et les hommes[7].
Néanmoins, nous sommes tellement habitués à l’obsession patriarcale pour le contrôle qu’il est difficile d’imaginer qu’une société puisse exister sans un groupe dominant. D’un point de vue strictement patriarcal, le raisonnement serait que si le monde a un jour été autre chose que patriarcal, alors, c’est qu’il était matriarcal [entendre comme « domination » des femmes sur les hommes], surtout si la féminité [feminity : le fait d’être une femme et non femininity, la construction culturelle de la féminité patriarcale] était valorisée et même vénérée.
Une fois que nous acceptons l’idée qu’il y a eu quelque chose avant le patriarcat, et que la valorisation des femmes ainsi que de l’égalité des sexes faisaient toutes deux parties de ses aspects fondamentaux, nous devons alors nous pencher sur la question de savoir ce qui a bien pu se passer pour en arriver à un système basé sur le contrôle, les privilèges et l’oppression des sexes. Quel moteur social pourrait être assez puissant pour briser les liens d’égalité entre les femmes et les hommes ? Qu’est-ce qui a bien pu produire ces nouvelles formes de vie familiale dans lesquelles les femmes et les enfants sont devenus la propriété des hommes ? Comment les systèmes de parenté organisés autour des mères et de leurs parents par les liens du sang ont-ils pu finir par être identifiés aux hommes (male-identified)[8]. Pourquoi des systèmes de coopération et de coexistence pacifiques céderaient-ils la place à des systèmes de compétition et de guerre ?
Bien qu’il nous soit difficile de répondre à cette question une bonne fois pour toutes, Riane Eisler, Elizabeth Fisher, Marilyn French, Gerda Lerner et d’autres ont bien montré que certaines conditions sociales ont joué un rôle important dans ces transformations[9].
La première a été la découverte de l’agriculture, qui a eu lieu il y a environ neuf mille ans. À mesure que l’utilisation de la charrue pour cultiver les champs est venue remplacer l’horticulture à petite échelle, les sociétés se sont mises à produire un surplus de biens. Ceci, à son tour, a permis à certaines personnes d’accumuler des richesses au détriment d’autres. Mais cela n’a pas provoqué d’inégalités, puisque le partage était tout aussi possible que l’accaparement.
Le surplus était toutefois une condition préalable qui rendait l’inégalité possible[10]. Peut-être plus important encore, l’agriculture a introduit l’idée du contrôle dans de nombreuses cultures humaines, car les gens se sont installés dans des communautés plus permanentes [sédentarisation] et ont découvert qu’ils pouvaient influencer leur environnement par des pratiques telles que le défrichage des forêts et la culture du sol. Un certain degré de contrôle a probablement toujours fait partie de la vie humaine, mais jamais auparavant le concept de contrôle n’avait émergé avec autant de force, en devenant partie intégrante de la culture, ni n’avait été aussi propice à la perception du reste du monde naturel comme un « autre » non humain à contrôler (M. French, Beyond Power, p. 47).
[Les groupes de chasse-cueillette « entretiennent » également la forêt, ou plutôt « contribuent » à sa bonne santé, pour assurer une même abondance de cueillette l’année suivante ; ces groupes sont des humains intégrés à leur habitat et participant à la santé de l’écosystème, tout l’inverse des sociétés agricoles destructrices.]
L’évolution de la relation des humains à la nature est liée à la découverte, il y a environ neuf à onze mille ans, du mode de reproduction des espèces végétales et animales [il est fort curieux d’imaginer que les humains du paléolithique, entre – 11 000 et – 150 000, ne comprenaient pas le cycle des saisons, de la reproduction, etc.], et à la domestication des chèvres, du bétail et d’autres animaux qui en a résulté. Elizabeth Fisher pense que cela a contribué à jeter les bases du patriarcat de plusieurs façons. Premièrement, cela a transformé une relation relativement égale et équilibrée entre les humains et les autres animaux [et les végétaux, le sol et tout le vivant] en une relation de contrôle et de domination. Lorsque les sociétés de chasse-cueillette tuaient des animaux sauvages pour se nourrir, elles avaient des raisons de les considérer comme des créatures de rang ontologique équivalent, et dont la mort justifiait une appréciation, souvent sous la forme d’un hommage rituel [c’est toujours le cas chez certaines sociétés de chasses-cueillette]. La vie des animaux domestiqués, en revanche, est dès le départ dominée et contrôlée par les humain·es, leur existence entière étant subordonnée aux besoins et aux fins de la population humaine.
[Les sociétés patriarcales sont celles qui ont développé la Scala Naturae, ou la Grande chaîne des êtres, qui classe hiérarchiquement les êtres vivants, avec au sommet Dieu le Père, en dessous les anges, puis les hommes, en dessous les femmes, les mammifères et ainsi de suite. Il s’agit donc d’une vision spéciste. Toutes les idéologies produites en sociétés patriarcales ont une vision spéciste du vivant : le véganisme des sociétés industrielles se contente de déplacer le cran du spécisme de quelques degrés sur l’échelon, étant donné qu’il considère que l’exploitation et la destruction des sols et des animaux (oiseaux, rongeurs, reptiles, insectes, bactéries telluriques et cycle du renouvellement de la vie et de l’atmosphère) entraînées par l’agriculture céréalière et des monocultures écocidaires sont éthiques, mais que l’élevage intégratif en pâturage ne l’est pas.]
Deuxièmement, à partir du moment où des animaux ont été élevés pour l’abattage ou le travail des champs, la reproduction a pris une valeur économique qu’elle n’avait pas auparavant (Fisher, Woman's Creation 190-197). De là à penser que la reproduction humaine avait également une valeur économique, il n’y avait qu’un pas, surtout si l’on considère la quantité de travail nécessaire pour cultiver de grands champs. Ceci, à son tour, a créé une incitation à contrôler le potentiel reproductif des femmes, car plus un homme avait d’enfants, plus il y avait de travailleurs pour produire des biens excédentaires, que les hommes contrôlaient invariablement.
[Parce qu’il y a eu en parallèle une militarisation des sociétés pour défendre « le grain » des pilleurs nomadiques. La force des hommes fut mise en exergue et valorisée, et ce fut aussi le commencement du viriarcat de concert avec la patrilocalité et donc, le patriarcat].
Troisièmement, la domestication des animaux a créé un dilemme émotionnel autour du fait de les élever et de les soigner dans l’intention de les abattre plus tard (Ibid p.197). À moins de laisser vivre les animaux, la seule façon pour les gens de résoudre la tension était de se distancer à la fois de l’élevage et de la mise à mort, de voir la nature comme une ressource exploitable distincte et étrangère, un objet de contrôle et de domination, voire une adversaire — tout ce que les patriarcats plus avancés ont fait à des degrés de plus en plus importants.
[Ce n’est pas une « décision » prise d’une génération à l’autre. Le respect que les humain·es avaient pour les animaux — les premiers « domestiqués » l’ayant plus probablement été à des fins rituelles et spirituelles — a dû perdurer durant des millénaires, et jusqu’au néolithique. Il y a là un débat sur ce qui est considéré comme « domestication ». Mais il est faux de concevoir que les humain·es sont passé·es d’un mode de vie dans lesquels elles et ils se trouvaient au même plan ontologique que le reste du vivant à un mode de vie de séparation brutale. Il est d’ailleurs fort probable que les premiers principes de « mesures », les premières prénotions intellectuelles des humains aient été le fait des femmes, ou plutôt les femelles hominidées, avec la mesure des cycles menstruels qu’elles ont dû communiquer et transmettre aux mâles. Voir à ce propos Blood bread and roses, how menstruation created the world de Judy Grahn et Blood Relations de Chris Knight). Les gravures du paléolithique et les figurines du néolithique (en Europe) montrent les relations rituelles que les humain·es entretenaient avec les animaux. Les transformations ont été graduelles, jusqu’aux invasions par les Kourganes (la théorie de Majira Gimbutas ayant été validée par les recherches génétiques), ces hordes nomadiques patriarcales, sociétés « parasitiques » masculines, comme le dit Heide Goetner Abendroth, issues de sociétés agraires égalitaires.
S’il y a bien une leçon à tirer du passé et du présent, c’est de ne jamais laisser les hommes seuls en groupe (ou en boy’s clubs), au risque d’une déshumanisation expresse résultant en une mise à feu et à sang de la planète. La preuve ? Toute l’histoire jusqu’à aujourd’hui.]
Selon Fisher, la scission entre l’humanité et le reste de la nature a semé les graines d’une déconnexion plus générale et plus profonde de la vie sociale. Cela s’est produit en engendrant un modèle de contrôle et de domination basé sur la séparation entre Soi et l’Autre, un « nous » et un « eux ». Au lieu de considérer le vivant comme un tout indifférencié, le décor était planté pour diviser le monde entre ceux qui contrôlent et ceux qui sont contrôlés. Ce point était crucial pour le développement du patriarcat, surtout en envisageant que la compréhension des principes de la reproduction a pu saboter la vénération culturelle pour les pouvoirs reproductifs des femmes.
[L’argument de l’ignorance de la manière dont naissent les bébés jusqu’à l’Eureka phallique reste faible].
Si la reproduction n’était pas une question de magie féminine et pouvait être contrôlée comme n’importe quoi d’autre, alors le lien spécial des femmes avec la force vitale universelle pouvait être expliqué et les hommes pouvaient se placer au centre des choses. La connaissance du fait que les hommes jouaient un rôle dans la reproduction, par exemple, a ouvert la porte à la croyance que les hommes, et non les femmes, sont la source de la vie, plantant leur semence dans les champs passifs et fertiles du ventre des femmes.
[Johnson fait une inversion. C’est le besoin de « ressources humaines » engendré par la protection du stockage du grain et le cercle vicieux d’augmentation de la production pour nourrir en retour la population croissante qui a déterminé la désacralisation des femmes bien réelles, qui se sont mises à sevrer plus vite leurs enfants (les bouillies de laits animaux et de céréales remplaçant le lait et entamant la dysévolution de la santé humaine et le développement des pathologies de civilisation) et à retomber plus vite enceintes, menant grossesse sur grossesse. Les femmes réelles ainsi domestiquées et en perte d’autonomie, les déesses ont continué à être révérées bien longtemps après que les femmes aient perdu leur statut et leur liberté dans les sociétés. Le principe phallique a coexisté avec les « déesses » sous la forme du « fils de la déesse », puis sous celle du roi berger, époux de la déesse, pour ensuite devenir le dieu-père tout puissant requérant le renversement et l’effacement des principes féminins (les réduisant à la mère et la putain). La patriarcalisation était déjà en place et inextricable. Voir Gerda Lerner, The Creation of Patriarchy et William Irvin Thompson, Mythology, sexuality and the origins of culture, sur la traduction mythologique du passage à l’agriculture.]
Les arguments de Fisher s’accordent bien avec les observations qui décrivent les premiers patriarcats connus comme des sociétés nomadiques d’élevage (les premières à dépendre de l’élevage du bétail), et les privilèges masculins et l’oppression des femmes comme ayant atteint leur apogée dans les sociétés agraires avancées qui dépendaient fortement du travail humain et de la reproduction animale[11]. D’après Riane Eisler [et Marijra Gimbutas], des tribus d’éleveurs agressifs venus du nord de l’Eurasie se sont abattues sur des civilisations dites « de la déesse » telles que la Crète et les ont converties de force au modèle patriarcal (Eisler, The Chalice and the Blade).
[C’est toujours par la force militaire et par la coercition économique que les sociétés égalitaires ont été « converties » au patriarcat. L’Ancien Testament regorge de ce modèle, avec la conversion des Cananéen·nes. Les premières lois ont vu le jour pour « contrôler » les populations colonisées, de manière à ce qu’elles ne se rebellent pas face aux colonisateurs et adoptent l’aspect hiérarchique, coercitif et patriarcal de sa culture, tandis que le colonisateur s’approprie la mythologie et la culture des colonisées en l’adaptant à sa guise.]
Nous voyons se réunir ici quantités de facteurs pour préparer le terrain à l’émergence du patriarcat : la production excédentaire et la possibilité des inégalités, le développement du contrôle en tant que potentiel humain et idéal culturel, une valeur économique accordée à la reproduction et à la capacité de la contrôler, et le potentiel de concurrence entre les tribus pour les pâturages, l’eau et d’autres ressources.
Le puzzle a cependant encore des pièces manquantes, car bien que ces conditions aient rendu le patriarcat possible, elles ne sont pas le moteur social que nous recherchons [pour les pièces manquantes, voir le chapitre 9 de Comment nous sommes devenus humains de SB Hrdy]. Le problème est que ce n’est pas parce que le contrôle et l’oppression sont devenus des possibilités qu’ils ont forcément pris le pas sur toute vie sociale, tout comme les [hommes] ne font pas nécessairement quelque chose juste parce qu’ils en ont la possibilité, qu’il s’agisse d’accumuler des richesses, de tuer des enfants désobéissants ou de conquérir les voisins. On pourrait penser que les conflits et les agressions entre tribus nomades ou colonies en expansion étaient inévitables[12], puisque ce sont des manières de faire face à des conditions de pénurie. Mais la coopération, le compromis et le partage sont aussi des manières d’y faire face et sont même des solutions plus efficaces à long terme. Si le fait de pouvoir produire un surplus peut permettre à certains de thésauriser aux dépens des autres, le surplus peut également être utilisé pour créer des loisirs et de l’abondance pour tous.
Mais n’est-il pas dans la nature humaine d’amasser, de rivaliser et d’agresser ? Certes, mais le compromis, la coopération et la compassion font également partie de la nature humaine, même si, dans le cadre du patriarcat, elles sont culturellement associées aux femmes et dévaluées, car elles ne correspondent pas à la norme de la nature humaine identifiée aux hommes (male-identified). [Nature humaine identifiée aux hommes = masculinité viriarcale]. Lorsqu’une société est organisée autour d’un ensemble de capacités humaines plutôt qu’un autre, la nature humaine ne nous dira pas pourquoi. La réponse doit se trouver dans les forces sociales qui l’ont façonnée de cette manière (Brittan, Masculinity and Power, p.88-92).
[De même, pourquoi les organisations sociales des bonobos et des chimpanzés communs, deux races de chimpanzés sont-elles si différentes, l’une étant hédoniste et égalitaire et l’autre agoniste et hiérarchique ? Leurs différences peuvent représenter cette dualité dans la « nature » humaine, d’autant que nous sommes aussi proches génétiquement des uns que des autres. Voir notre co-traduction du texte de Riane Elser et Douglas P. Fry].
Tout ceci nous ramène à la question de savoir ce qui pourrait être assez puissant pour faire [dys]évoluer l’humanité en direction du privilège masculin et de l’oppression des femmes. C’est ici que nous devons faire le lien entre ce que nous savons de notre présent et ce qu’il est raisonnable de supposer de notre passé. Ce que les deux ont en commun, c’est le cycle patriarcal du contrôle et de la peur.
Le patriarcat moderne est mû par une dynamique entre le contrôle et la peur. Les hommes recherchent le statut et la sécurité par le contrôle tout en craignant le contrôle que les autres hommes peuvent exercer sur eux-mêmes, et considèrent par conséquent et comme unique solution le fait d’exercer encore plus de contrôle. Si l’on s’en tient aux spéculations raisonnables sur le passé, il est plus que crédible de supposer que la clé des origines et de l’évolution du patriarcat consiste en une dynamique similaire. Tout comme les hommes sont aujourd’hui aux prises de ce puissant cycle, ils se trouvaient également en son cœur lors de son émergence des milliers d’années auparavant.
Mais pourquoi les hommes se seraient-ils trouvés au cœur du cycle de la peur du contrôle ? Pour que les hommes aient été pris en son centre, il fallait qu’ils soient plus enclins que les femmes à adopter l’idée culturelle émergente du contrôle et à la mettre en pratique. Pour que cela pût se produire, ils devaient être plus susceptibles de faire une expérience de déconnexion d’eux-mêmes et des autres, et de s’appréhender eux-mêmes et les autres de manière déconnectée. [C’est le principe de séparation esprit/corps de la conscience patriarcale.] Il n’y a aucune raison de croire que les hommes n’ont pas ressenti une forte connexion avec les cultures de la déesse centrées sur la nature dans leurs sociétés. Mais il y a de bonnes raisons de croire que la connexion des hommes était plus faible que celle des femmes et que cela les laissait plus réceptifs au cycle du contrôle et de la peur et à la religion du pouvoir que le patriarcat allait incarner.
[Les spiritualités patriarcales ont longtemps essentialisé la biologie pour créer le mythe de l’infériorité de la femme : les hommes racontaient des mensonges qui les arrangeaient, et décrétaient que ces mensonges étaient scientifiques. D’Aristote jusqu’à la sociobiologie du XXème siècle, et encore aujourd’hui parmi les hommes mentalement fragiles et insécures (et donc dangereux pour les femmes) devenus « influenceurs masculinistes » sur internet, le patri/viriarcat fait appel à ses propres mythes. En réaction de défense, certaines féministes en sont venues au XXème siècle à rejeter entièrement la biologie, à ne plus vouloir en entendre parler, car elle servit longtemps d’excuse aux hommes pour justifier le maintien de l’exploitation et de l’oppression de l’autre moitié de l’humanité, à travers toutes les classes sociales. Aujourd’hui, les femmes ont été forcées de se réconcilier avec leur corps ainsi qu’avec la biologie débarrassée des mythes patriarcaux, puisqu’une nouvelle branche de masculinisme (œuvrant pour les privilèges sexuels masculins en conjonction avec l’industrie médicale) cherche à commodifier le corps des femmes en « identité » que tout homme pourrait dorénavant s’acheter. Pour ce faire, cette idéologie doit nier l’existence du sexe, de l’homosexualité, l’existence des différences physiques cruciales entre les hommes et les femmes, ce qui revient ainsi à nier à la fois les besoins spécifiques des femmes ainsi que leur propre existence.
La biologie est du côté de la réalité matérielle et non de la construction sociale extrême propre à l’idéalisme représentatif des idéologies patriarcales. Ni la biologie ni la réalité ne sont les ennemies des femmes, mais les mythes constitués d’inversions masculinistes : des interprétations mensongères et fantasmagoriques de la biologie et de la réalité. Je vous propose maintenant une interprétation vraisemblable de la biologie et de l’évolution, en filigrane du texte de Johnson, avec le point de vue féministe du réalisme radical. Le réalisme radical n’a pas pour but de créer des illusions propres à nourrir l’espoir des femmes ni de créer des mythes propres à répondre au berger-roi patriarcal. Il n’a d’autre but que de dire les choses comme elles le sont, et si d’aventure il ne devait en résulter que plus d’impasse et d’embarras, ainsi soit-il.]
Le lien des hommes avec la création d’une nouvelle vie est invisible — ils doivent imaginer comment les rapports sexuels produisent un enfant plutôt que de le ressentir grandir dans [et se nourrir de] leur propre corps — et les cultures pré-patriarcales n’avaient même pas la connaissance abstraite du fonctionnement de la reproduction.
[Nous sommes en droit d’émettre de gros doutes quant à cette supposition anthropo/occidentalo-centriste et raciste : les groupes de chasse-cueillette et les sociétés égalitaires dites « primitives » (en fait, des sociétés non déshumanisées) savent très bien comment sont faits les bébés. Les mythes que peuvent développer ces sociétés autour des naissances jouent pleinement un rôle dans l’organisation sociale plus égalitaire et permettant ainsi de créer plus de réseaux de soutien pour les femmes, par exemple, la croyance en la paternité chimérique de plusieurs hommes (deux ou trois au maximum, chiffre au-delà duquel des vexations et conflits peuvent s’élever) pour un même enfant, garantissant à la mère et à l’enfant les ressources nécessaires pour grandir en un·e membre du groupe épanoui·e et en bonne santé (les peuples chasseurs-cueilleurs Aché du Paraguay et les Bari du Venezuela).]
Et les hommes ne saignent pas au rythme de leurs cycles mensuels synchronisés avec la lune. Par conséquent, les hommes ont moins de rappels de la part de leur propre corps et de sa relation avec les rythmes naturels de la naissance, du renouvellement et de la mort.
Il est ainsi plus facile de vivre comme s’il était possible de se détacher de ces rythmes, ce qui est la première étape pour s’élever au-dessus, transcender et essayer de contrôler le Soi et tout le reste du vivant comme étant l’Autre. Cela ne signifie pas que les hommes ne peuvent pas se sentir profondément connectés à la nature et au corps ni que les femmes ne peuvent pas se sentir dissociées et séparées. Mais cela signifie que les hommes sont plus ouverts à ce sentiment et plus vulnérables à se laisser entraîner dans le cycle du contrôle et de la peur qui est devenu la force motrice du patriarcat.
Parce que la recherche du contrôle va de pair avec la déconnexion de l’objet du contrôle [c’est la condition pour « l’objectification » des femmes par les hommes, et l’auto-objectification des femmes qui ont intériorisé leur oppression], il est raisonnable de supposer que lorsque l’idée de contrôle est apparue comme un élément naturel de l’évolution culturelle, les hommes étaient plus susceptibles que les femmes de la considérer comme quelque chose à développer et à exploiter. La vie des femmes, bien sûr, implique également l’idée de contrôle - sur les enfants, par exemple, sur les jardins et sur les matériaux utilisés pour produire des biens et des services qui ont toujours satisfait une grande partie des besoins humains. Mais les femmes ont plus [de chair] à surmonter pour développer un sentiment de déconnexion, et pour cette raison, elles seraient moins susceptibles de poursuivre le contrôle à l’extrême. Cet écueil allait incomber aux hommes, et le patriarcat en résulta.
[La déconnexion d’avec soi-même et du monde naturel vivant tout comme la dissociation d’origine traumatique ou non (elle peut-être culturellement inculquée) n’est pas une qualité supérieure ni quelque chose de souhaitable. Ce n’est pas quelque chose qui doit être « surmonté » ni qu’il soit souhaitable de « surmonter ». Il s’agit au contraire d’une dysévolution humaine. Cette déconnexion peut être facilitée avec des procédés culturels « déshumanisants », tels que le fait d’assigner des numéros aux animaux que l’on va abattre ou aux prisonniers (les camps de concentration nazis), et par les insultes sexistes, misogynes et homophobes. Le viriarcat déshumanise les femmes avec des insultes (salope, chienne, bigote, féminazie, TERF) et procède ainsi à la légitimation des violences et des maltraitances qu’elles subissent aux mains des hommes. La pornographie est le domaine ultime de cette déshumanisation où les femmes sont des complices forcées de leur propre déshumanisation.
Il faut noter l’ironie cosmique qui se manifeste dans l’existence des cultures patriarcales nous ayant conduits où nous en sommes aujourd’hui, c’est-à-dire, dans une spirale d’exploitation et de destruction du monde naturel et des femmes. Les violences masculines misogynes sont endémiques en sociétés patriarcales, qu’elles soient traditionnelles ou industrielles.
L’ironie est la suivante : les deux sexes dans la reproduction méiotique étaient une évolution biologique qui venait répondre au problème de ce qui a été surnommé les « guerres cytoplasmiques », et que devaient traverser les organismes primitifs pour pouvoir survivre par fusion (le sexe par fusion était l’équivalent d’un cannibalisme entre cellules qui se solde par le vomissement d’une nouvelle vie de la part de celle qui a mangé l’ADN nucléique de l’autre. Comme le rappelle Margulis, le premier acte de sexe méiotique était probablement un acte de cannibalisme avorté.).
« La séparation des sexes est née d’un stratagème délibéré des gènes nucléiques pour limiter les dégâts causés par la guerre des cytoplasmes à la suite des fusions sexuelles dont les gènes eux-mêmes ont besoin pour échanger de l’ADN », nous explique le Professeur Bryan Sykes, dans La malédiction d’Adam.
À noter qu’il peut y avoir « du sexe » sans qu’il y ait « deux sexes », ce qui consiste en des échanges d’ADN nucléiques « à distance », sans que les cytoplasmes des organismes n’entrent en contact et commencent ainsi automatiquement à s’entretuer, en établissant une sorte de « tuyau de communication » d’un organisme à l’autre : c’est la reproduction par conjugaison.
Mais nous ne descendons pas des champignons, nous descendons des organismes qui se sont séparés en deux au lieu d’établir des ponts pour éviter les guerres, avec d’un côté ceux qui conservèrent tout le cytoplasme et les mitochondries dont ont besoin toutes cellules pour vivre, étant leur nourriture (ce sont les gros gamètes, l’ovule), et de l’autre, ceux qui s’en dépouillèrent, en ne conservant que le noyau, incapables de vivre une existence indépendante malgré leur agilité, car privés de nourriture (les petits gamètes motiles et fragiles, les spermatozoïdes) ». Sykes nous fait comprendre que nous essuyons aujourd’hui les conséquences d’une décision diplomatique prise par nos ancêtres il y a 1,5 milliards d’années, et ayant abouti, chez nous, aux mâles de l’espèce humaine porteurs de gamètes qui ont été les grands perdants des accords de paix cytoplasmiques, et aux femelles de l’espèce humaine qui abritent les gros gamètes riches en nutriments et en mitochondries, nourriture de la vie (et que les hommes des cultures patriarcales tendent à considérer comme des ressources naturelles disponibles selon leurs désirs et ambitions, et non comme des alter ego et des personnes autonomes dotées de désirs et d’ambitions propres).
Les premières cultures patriarcales, des groupes nomadiques d’hommes, sont très vraisemblablement des « rejets » de sociétés agraires égalitaires. HGA les décrit comme des groupes « parasitiques des sociétés matriarcales » (entendre égalitaires et matrilocales). Ces hommes qui partaient chasser ou échanger du surplus avec d’autres sociétés ou groupes et qui passaient du temps loin des femmes, loin des enfants, loin des activités sociales de leur culture commune auraient fini par développer une culture proprement « masculine ». Avec la propension plus marquée chez les hommes à la « déconnexion » et au « dépouillement » associée à leur sexe, le Y étant littéralement un X déshérité (la désignation des femmes comme le « sexe faible » étant une inversion de compensation), il est aisé de se représenter l’évolution des hordes de pilleurs et les sociétés nomadiques patriarcales qui ont fini par déferler sur l’Europe néolithique en plusieurs vagues d’invasions archéologiquement documentées par Marija Gimbutas et récemment prouvées par la génétique.
Nos ancêtres biologiques ont adopté une stratégie de pacification dont résulte aujourd’hui la reproduction du problème originel : une population d’organismes génocidaires qui non seulement cannibalisent (l’exploitation, le contrôle coercitif, le viol) la moitié de leurs congénères, mais qui non contents de le faire et poussés par une faim de pouvoir insatiable, mènent leur guerre totale contre le vivant et contre tout ce qui existe.
L’Eirôneía est la face sombre de la destinée, l’ombre de la roue du temps. Son sens premier est lié à l’idée d’avoir fait un tour complet ; l’ironie est un « tour ». L’ironie cosmique qu’est notre civilisation pourrait être ainsi représentée par un Ouroboros maléfique, un serpent se mordant la queue, non pour figurer le cycle naturel de la naissance, de la mort et de la régénération, mais celui de l’autodestruction. Ce serait comme si la finalité de l’abiogenèse se révélait être la mort et non la régénération. Finalement, Heidegger a le mérite de sonner telle une horloge cassée : sa notion biophobique (« qui a peur de la vie/du vivant ») « d’être vers la mort » se révèle étrangement pertinente pour qualifier la destinée patri/viriarcale.]
Au début, l’idée de contrôle s’appliquait très probablement aux mécanismes simples de modification de l’environnement, comme la fabrication des objets et les cultures de nourriture. Ce n’était alors qu’une question de temps avant que le potentiel de contrôler d’autres personnes ne devienne apparent. Les femmes et les enfants ont probablement été les premiers objets humains de ce nouveau potentiel, les maris et les pères cherchant des moyens d’améliorer leurs sources de revenus et leur statut par rapport aux autres hommes. Mais pourquoi les hommes auraient-ils fait cela, étant donné toutes les bonnes raisons qu’il y avait à ne pas le faire ? Comment l’idée de contrôle pourrait-elle être suffisamment puissante pour réorganiser un monde enraciné dans la connexion, l’unité et l’égalité ? Pourquoi les liens puissants et complexes qui unissaient les gens dans les sociétés pré-patriarcales n’auraient-ils pas pu résister à l’attrait du contrôle ?
Je crois que la réponse se trouve dans la même dynamique qui anime le patriarcat aujourd’hui. Il est raisonnable de supposer qu’à mesure que les populations augmentaient et que les sociétés nomades se déplaçaient à la recherche de nourriture, elles ont dû se gêner les unes les autres [hormis le fait que l’augmentation même de la population implique un mode de vie sédentaire avec un sevrage des enfants plus tôt, nourris aux bouilles de lait animal et de céréales et des grossesses rapprochées : ce ne sont pas les caractéristiques de sociétés égalitaires, mais de sociétés déjà patrilocales et patriarcales]. Si les hommes étaient les plus enclins à l’idée du contrôle comme solution à ces problèmes, alors ils ont dû apprendre à craindre ce que les autres hommes pouvaient aussi leur faire, ainsi qu’aux femmes et aux enfants de leurs sociétés. Il ne leur a pas fallu grand-chose pour comprendre comment le contrôle pourrait être utilisé pour faire du mal, pour contraire la liberté [des autres comme la leur] et priver des moyens de survie.
C’est à ce moment que les hommes se retrouvèrent pris dans un nœud gordien, car le recours au contrôle qui a créé la peur en premier lieu peut également être considéré comme une réponse efficace à cette peur. Ainsi, la voie de la moindre résistance consistait pour les hommes à répondre à leur peur des autres hommes en augmentant leur propre capacité à contrôler et à dominer, en faisant progressivement de cette capacité un élément central de la vie sociale.
[Il s’agit de la militarisation des sociétés sédentaires avec la patrilocalité : les hommes qui grandissent ensemble sont plus à même de développer des stratégies de défense, et les valeurs viriarcales passent au premier plan.]
Comme l’observe Marilyn French, une fois cette dynamique enclenchée, elle constitue la base d’un cercle vicieux de contrôle et de peur qui s’intensifie (French, Beyond Power). Il en résulte une longue histoire patriarcale marquée non seulement par les réalisations que le contrôle rend possibles, mais aussi par la domination, la guerre et l’oppression, qui sont toutes des activités dominées par les hommes, identifiées aux hommes (male-identified), centrées sur eux, et qui tournent autour de l’affirmation, de la protection et de l’amélioration du statut et de la sécurité des hommes par rapport aux autres hommes.
Cette dynamique encourage également les hommes à incorporer dans leur sens profond du soi la capacité à être toujours en contrôle et à développer des stratégies pour se présenter aux autres en donnant une apparence de contrôle. Être en contrôle et exercer le contrôle devient une zone de sécurité et de confort appréciée et recherchée, même si son effet ultime est de saper à la fois la sécurité et le confort.
[Les hommes qui sont dans le « contrôle » sont en réalité en insécurité extrême et c’est ce qui les rend si dangereux. Ce sont ceux qui tuent leurs compagnes (et parfois leurs enfants avec, avant de se suicider) lorsqu’elles tentent de les quitter ou après qu’elles les aient quittés, car cela représente pour eux une perte de contrôle sur leur possession (« leur femme » et « leurs enfants »), et donc, la perte de leur identité. Ce sont des hommes qui s’identifient à la masculinité virile. Les hommes qui s’identifient à la masculinité virile sont les plus extrêmement insécures des hommes, et donc, les plus propices à l’agression et à la violence. Les Trump, les Poutine avec tous leurs homoncules domestiques et leurs versions communes, adeptes du « negging » et de l’agression verbale camouflée dans le meilleur des cas, du viol et du féminicide dans le pire, avec entre les deux tout un continuum de violences masculines faites aux femmes.]
Cette dynamique de contrôle provoque la peur chez les autres (qui cherchent alors à se défendre par une démonstration encore plus convaincante de contrôle) et parce que, comme toute illusion, elle porte en elle le potentiel de s’effondrer avec un effet dévastateur. [La guerre froide et la « dissuasion nucléaire ».] L’obsession patriarcale du contrôle ne témoigne pas tant d’un attrait qui serait inhérent au contrôle qu’elle ne découle d’une double contrainte, du fait d’être piégé dans la relation dynamique entre la peur et le contrôle, laquelle semble n’offrir aucune issue à cette spirale infernale.
Peut-être que tout s’est passé de cette façon et peut-être pas. Mais l’incapacité à prouver l’origine du patriarcat n’empêchera pas les gens de tirer leurs propres conclusions à son sujet. L’argument selon lequel le patriarcat est enraciné dans un cycle de peur, de contrôle et de domination n’est pas moins plausible que les explications alternatives tout en étant bien plus plausible que quantité d’autres. Cet argument a également l’avantage d’assurer une continuité entre ce que nous pouvons raisonnablement savoir et spéculer sur le passé et le fonctionnement du patriarcat aujourd’hui.
Il nous donne une base solide sur laquelle s’appuyer pour travailler au changement. Après tout, si le contrôle et la domination étaient intrinsèquement si attirants pour les hommes au point de les rendre prêts à opprimer la moitié de la race humaine [les femmes ne sont en effet pas « une minorité » opprimée ] pour les obtenir, alors œuvrer pour le changement peut être une tâche sisyphéenne et sans espoir contre la « nature » des hommes. Mais si le patriarcat était enraciné dans l’obsession paradoxale et socialement construite des hommes pour le contrôle, la peur, la compétition et la solidarité avec les autres hommes ? Alors la voie est ouverte pour changer non pas les hommes en eux-mêmes, mais le système patriarcal et sa voie de moindre résistance, que nous pouvons considérer comme l’une des nombreuses formes possibles que peut prendre le potentiel humain naturel pour le contrôle.
[Conclusion : Johnson est un optimiste, probablement parce qu’il est un homme, et qu’il ne connaît pas dans sa chair la matérialisation concrète de l’insécurité existentielle des hommes en violences sexuelles. Ironie à part, que le patriarcat ait une origine et ne soit pas une caractéristique intrinsèque de l’espèce humaine ne signifie pas pour autant que nous pouvons dérailler sa trajectoire (que Johnson appelle « le chemin de la moindre résistance »).
Une autre des raisons pour lesquelles le moteur du patri/viriarcat est instoppable n’est pas le seul fait du vertigineux cercle vicieux du contrôle et de la peur, mais aussi par son système de récompense : tous les hommes bénéficient de ce système, même ceux qui souffrent et essuient les frustrations des hiérarchies dans lesquelles ils s’inscrivent, et même lorsqu’ils sont très riches. C’est aussi pourquoi nous rencontrons à chaque génération, une minorité d’hommes extrêmement frustrés et produisant les discours les plus explicitement misogynes (tandis que tous les autres se contentent d’être « normalement misogynes »). Ceux-là sont les laissés pour compte du système, ce qui n’ont pas obtenu le statut qu’ils pensaient « mériter ». Ils se font entendre par des tueries et des manifestes haineux, et ils revendiquent ce à quoi leur culture leur a dit qu’ils avaient droit : droit à une femme, droit à un être qui leur serait inférieur en statut et sur lequel ils auraient le contrôle.
La possession d’une femme et l’accès à son corps sont ce qui représente la compensation de chaque homme dans la hiérarchie virile, peu importe son statut, pour le fait de subir les rigueurs de la dynamique du contrôle et de la peur. La promesse de pouvoir contrôler une femme, d’avoir accès à son corps et « d’obtenir des relations sexuelles » avec ou contre son gré. Aujourd’hui ils se nomment les « incels » et leurs guides spirituels sont des proxénètes misogynes et violeurs, parfois tout à la fois, parfois un peu plus l’un que l’autre, mais tous sont aussi repoussants moralement que physiquement. Vous savez très bien de qui je parle. L’un est en prison avec un cancer du poumon, l’autre est aussi ordurier que procédurier, ce pour quoi nous ne citerons pas son nom, les deux derniers sont en plus de cela racistes et l’un a été condamné pour négationnisme de crimes contre l’humanité.
Même les hommes qui ne veulent pas se conformer tentent d’obtenir leur dû en empruntant des chemins détournés : en revendiquant la féminité culturellement construite, en développant des troubles paraphiles autogynéphiles, l’équivalent du comportement kleptogame chez le mâle de l’espèce humaine.
Le système d’exploitation patri/viriarcal est un virus incurable dont l’humanité dominante ne se remettra probablement jamais. Cette civilisation est déjà lancée sur la dernière ligne droite de son autodestruction, mais aussi de celle de toute vie sur terre. Elle n’est pas prête à s’effondrer, dût-elle assécher la mer méditerranée et mettre les femmes sous « coma gestatif » pour perpétuer son système d’exploitation vérolé.]
[1] Je fonde ce qui suit sur ma compréhension d’une littérature considérable que je n’essaie pas de résumer de manière exhaustive pour des raisons d’espace. Les lectrices et lecteurs qui veulent en savoir plus devraient consulter les sources fascinantes et bien écrites citées tout au long de cette section et décider par eux-mêmes.
[2] Voir, par exemple, Jack Goody, Production and Reproduction (New York : Cambridge University Press, 1976) ; Ruby Leavitt, "Women in Other Cultures", dans Woman in Sexist Society : Studies in Power and Powerlessness, édité par Vivian Gornick et Barbara K. Moran (New York : Basic Books, 1971), 393-427 ; M. Kay Martin et Barbara Voorhies, Female of the Species (New York : Columbia University Press, 1975) ; Margaret Mead, Sex and Temperament in Three Primitive Societies (New York : Morrow, 1963) ; et Henrietta L. Moore, Feminism and Anthropology (Minneapolis : University of Minnesota Press, 1988).
[3] Dans les sociétés matrilinéaires, la lignée est tracée par les parents de sang de la mère, et non par ceux du père. Dans les sociétés matrilocales, un couple marié doit vivre près de la famille de l’épouse et s’y intégrer.
[4] Voir David Levinson, Family Violence in Cross-Cultural Perspective (Thousand Oaks, CA : Sage, 1989) ; Peggy Reeves Sanday, "The Socio-Cultural Context of Rape : A Cross-Cultural Study", Journal of Social Issues 37, no. 4 (1981) : 5-27 ; et Peggy Reeves Sanday, "Rape and the Silencing of the Feminine," in Rape : An Historical and Social Enquiry, édité par Sylvana Tomaselli et Roy Porter (Oxford : Blackwell, 1986), 84-101.
[5] Voir, par exemple, Eisler, The Chalice and the Blade ; Fisher, Woman's Creation ; French, Beyond Power ; Gimbutas, The Language of the Goddess et The Civilization of the Goddess ; Lee et Daly, "Man's Domination" ; Lerner, The Creation of Patriarchy ; et Stone, When God Was a Woman.
[6] Il existe des archives historiques de sociétés dans lesquelles le rôle reproducteur masculin était inconnu. [Je n’ai jamais rencontré de telles archives, mais ai souvent rencontré cet argument, et malheureusement Johnson ne cite pas ses sources. Note : à rechercher.] Il semble également incontestable que la connaissance de la biologie de la reproduction était quelque chose que les humains devaient découvrir, peut-être par la domestication des animaux. Voir Fisher, Woman's Creation. [Encore une fois, ceci est contestable et dépend de ce que l’on entend par « domestication ».]
[7] Miriam M. Johnson, Strong Mothers, Weak Wives, 266. Voir aussi French, Beyond Power, 46-47, 65.
[8] La « localité » des systèmes familiaux fait référence aux règles de mariage qui régissent le lieu de résidence des couples mariés - matrilocale (avec la mère de la femme) et patrilocale (avec le père du mari). Avec la manière dont la lignée est représentée, la localité a des effets profonds sur le degré d’identification des relations sociales aux femmes ou aux hommes. [Il n’a jamais existé de sociétés qui ne soient pas à la fois patrilocales et patriarcales. Toutes les sociétés égalitaires étaient et sont en revanche matrilocales. Les liens familiaux entre femmes assurent une dynamique d’égalité entre les sexes au travers du soutien entre femmes. Cette dynamique ne résulte pas en une domination des femmes sur les hommes, tandis que l’inverse est toujours vrai.)
[9] Une grande partie de la discussion qui suit dépend de mon interprétation de plusieurs sources, dont les plus importantes sont Eisler, The Chalice and the Blade ; Fisher, Woman's Creation ; French, Beyond Power ; Lee et Daly, Man’s Domination ; et Lerner, The Creation of Patriarchy. Pour une importante discussion sociologique des origines de l’inégalité sociale en général, voir Gerhard Lenski, Power and Privilege : A Theory of Social Stratification (Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1984). [Surtout voir Sarah Blaffer Hrdy, Mothers and Others et Mother nature ; Monica Sjoo, The Great Cosmic Mother, Maria Mies, Patriarchy and accumulation on a world scale. Pour les mêmes raisons que Johnson, je ne peux tout citer ici.]
[10] Ceci est basé sur Lenski, Power and Privilege. Pour un test de la théorie de Lenski, voir A. Haas, "Social Inequality in Aboriginal North America : A Test of Lenski's Theory," Social Forces 72, no. 2 (1993) : 295-313.
[11] C’est également vrai du racisme à certains égards. L’esclavage, par exemple, est plus courant dans les sociétés agricoles. Voir Patrick Nolan et Gerhard Lenski, Human Societies, 11e édition (New York : Oxford University Press, 2010).
[12] Voir, par exemple, Keen, Fire in the Belly ; et Lee et Daly, "Man's Domination".