Les violences « woke » faites aux femmes
Des agressions anti-féministes sans fard, par Victoria Smith
Traduction de l’article original de Victoria Smith publié sur The Critic aujourd’hui. Victoria Smith est l’autrice de Hags (« Les harpies » ou « Les vieilles peaux») dont vous trouverez la recension en français ici.
Des violences contre les femmes, certes, mais des violences woke.
Ce week-end, le New Zealand Herald a publié un dessin humoristique reproduisant un thème sacrément familier. Une énorme main d’homme — qui n'est pas sans rappeler la main de Dieu dans la Création d'Adam de Michelangelo — descend du ciel pour pointer du doigt une minuscule femme. Le message ? La petite femme doit se taire.
March 26. Illustration / Rod Emmerson
Je suis loin d’être la première à avoir remarqué des similitudes entre cette image et la propagande anti-suffragette d'il y a un siècle.
Les femmes qui ne mâchent pas leurs mots — celles qui disent des choses que les hommes ne veulent pas entendre — doivent rentrer dans le rang. En caricaturant la silenciation des femmes, et en figurant les femmes elles-mêmes comme de pitoyables et grotesques créatures, les misogynes cherchent à se raconter que leurs comportements sont tout à fait justifiés.
Il s'agit d'une pratique très ancienne. Dans From the Beast to the Blonde (« De la bête à la blonde »), Marina Warner décrit une gravure sur bois populaire du XVIIIe siècle qui montre une tête de femme martelée sur une enclume. L'enseigne de l'atelier, qui représente « la bonne femme » (en français dans le texte), montre une femme sans tête. Warner note qu'il s'agit là d'une « satire contre les bas-bleus, les féministes, les commères et autres femmes opinionnées ». Je suis certaine que nous pouvons toutes trouver les équivalents contemporains pour désigner ces dernières. [les TERFs.]
« Je n'ai jamais rien vu de plus normatif en matière de genre de toute ma vie »
N'est-il pas amusant de constater que certaines choses ne changent jamais ? Oui, je sais qu'il y a une autre interprétation possible de cette caricature récente. Elle comporte une légende (« Debout avec l'esprit de Georgina Beyer ») et une bulle (« Votre propagande TERF n'est pas la bienvenue ici ») qui laisse entendre qu'il s'agit d'une prise de position noble et bienveillante contre la transphobie. La petite femme est censée être Kellie-Jay Keen-Minshull, tandis que le propriétaire de la main est censé représenter Beyer, une « femme » néo-zélandaise qui a été [le premier député] ouvertement transgenre au monde [un homme transidentifié]. Il s'agit donc toujours d'une personne de sexe masculin intimidant une personne de sexe féminin, mais avec une prétendue justification. Il n'y a rien de mal à dire aux femmes d'être petites, pitoyables et silencieuses, tant que c'est au nom de la destruction de la binarité du genre.
Le week-end dernier, plusieurs événements ont rappelé aux femmes (les femmes à l'ancienne, c'est-à-dire celles dont le corps ne doit pas être nommé) l'obligation de toujours inclure les hommes dans leur mouvement politique et de ne jamais s'organiser selon leurs propres termes. Après des siècles de caricatures, nous avons toujours besoin de le rappeler puisqu’ à chaque fois, ce serait manifestement pas la même chose. En Nouvelle-Zélande, des activistes violents ont interrompu la campagne Let Women Speak de Kellie-Jay Keen-Minshull ; au Royaume-Uni, le Lesbian Project et un rassemblement féministe à Hyde Park ont fait l'objet de menaces et d'insultes. Tout cela nous semble si familier, mais nous sommes censées croire que cette rage — une rage très masculine — est d'un type tout à fait différent de celle du passé.
Nous sommes censées penser que cette fois-ci, elle est l’œuvre d’une bonne intention, parce que ces femmes particulières, les TERFs, sont mauvaises. Même si le même groupe (les hommes) exprime sa colère parce que le même autre groupe (les femmes) fait les mêmes choses (s'organiser politiquement entre elles, parler sans leur permission, dire « non »), cette fois-ci, la colère est progressiste. Nous sommes censées penser que c'est progressif parce que les hommes ne se disent pas eux-mêmes être des hommes. Ou parce que les femmes sont toutes de droite, même si certaines [la plupart] ne le sont pas. Ou parce que les hommes prétendent démolir les normes de genre d'une manière que les femmes ne comprendraient pas. Et tout ceci, alors même qu’il ne m’a jamais été donné de voir quoi que ce soit de plus normatif en matière de « genre » que ces démonstrations publiques et mondiales d'explosion de colère contre des femmes qui ne font littéralement rien d’autre que de s’occuper de tout ce qui ne se concentre pas sur les hommes.
Cela fait neuf ans que j'ai écrit pour la première fois sur ce sujet et que je suis instantanément devenue l'une des femmes candidate à se faire piétiner la tête ou coller les lèvres avec de la superglue et autres « nouveaux anciens » châtiments. Ce qui m'a le plus étonné dans tout ceci, c’est qu’une fois que l'on gratte la surface des appels à « vivre au-delà de la binarité » et à « laisser les gens être eux-mêmes », on va trouver à tous les coups une bande d'hommes transis de bonheur d’avoir trouvé une excuse en béton pour remettre les femmes à leur place. La religion n'était pas assez cool pour eux ; les valeurs traditionnelles étaient bien trop restrictives ; la misogynie décomplexée de droite, ça n’est tout simplement pas leur style. Mais ça, [le transactivisme] c'est génial. Passer la journée à brandir les poings contre les femmes, puis rentrer chez soi le soir s’ouvrir une bière en se félicitant d'être un grand allié des femmes — des femmes d'un nouveau genre.
[Texte du tweet : « Je suis très content de moi d’avoir pu participer à une action aussi importante contre la transphobie à Aotearoa aujourd'hui. C'était une manif incroyable, de belles vibrations et un résultat fantastique ; nous avons dit à KJK de rentrer chez elle et elle l'a fait 💅Je pense que cela mérite une célébration. Santé Twitter 😊 ». Quel énormissime blaireau. En traduisant, j’ai remarqué que le premier livre derrière lui comportait un message pour les femmes : « Know your place ».]
« Personne dans votre camp ne ferait une chose pareille s’il n’y avait pas de très bonnes raisons de le faire, n’est-ce pas ? »
Ces hommes prétendent se soucier de l’orientation politique des femmes qu'ils menacent. Ce n'est pas le cas. Ils les menacent qu’elles soient de droite ou de gauche. Ils les menacent quand elles sont des mamounes de Mumsnet. Ils les menacent quand elles sont lesbiennes.
Ils essaieront de fusionner toutes ces femmes — des femmes qui partagent la croyance en l'importance sociale et politique du sexe biologique — en une masse sous-humaine. Comme ce fut le cas pour les femmes accusées de sorcellerie dans Witches, Witch-Hunting, and Women de Silvia Federici, leurs crimes sont exagérés jusqu’à « des proportions mythiques », ce qui permet à leurs persécuteurs « de terroriser une société entière, d'isoler les victimes, de décourager la résistance et de faire en sorte que les masses aient peur de s'engager dans des pratiques qui, jusqu'alors, étaient considérées comme normales » (comme le fait de reconnaître que les corps masculins et les corps féminins existent [male and female bodies]).
Nous pouvons certes discuter sur les valeurs que partagent ces femmes, et sur celles pour lesquelles elles sont en désaccord. Nous pouvons aussi avoir des discussions portant sur les différentes stratégies d’approches et les compromis moraux. Je pense que la résistance des femmes britanniques à la misogynie « progressiste » de la gauche consiste à ne pas se laisser pousser dans les bras de la droite. Pourtant, il ne me semble pas que les hommes qui menacent présentement les femmes s'en soucient. Lorsqu’ils ne sont pas en train de traiter les femmes de droite de fascistes, ils disent aux femmes de gauche qu'elles paieront leur désobéissance en se faisant « retirer leurs droits par les vrais nazis ». Si leurs homologues de l'alt-right [l’ED du monde anglophone] n'existaient pas déjà comme un très bon moyen de faire pression sur les femmes et les intimider, les misogynes de gauche devraient les inventer. [C’est la même relation que les ultralibéraux macronistes entretiennent avec l’extrême droite pour effrayer la population française et la faire voter contre ses intérêts pour « faire barrage ».]
L'un des aspects les plus troublants de ces hordes masculines déchaînées de violence contre les femmes est sa similarité avec la dynamique des procès pour sorcellerie : une fois que cette violence prend une ampleur spectaculaire, elle s’autojustifie sur le champ. Personne dans votre camp ne ferait une chose pareille s'il n'avait pas de très bonnes raisons de le faire, n’est-ce pas ? Au plus la situation s’aggrave — au plus il est évident que ce ne sont rien d’autres que d'hommes qui hurlent sur des femmes, qui les menacent, les maltraitent et les abusent comme toujours — plus il leur est nécessaire de camper sur leurs positions et d'insister sur le fait que les cibles sont cette fois-ci de vraies méchantes sorcières.
Mais les sorcières n'existent pas. Ce qui se passe en ce moment n’est rien d’autre que ce que l’on voit. Il s'agit de la main d’un homme, pointant vers le bas et qui tente de faire taire. C'est le poing d’un homme qui rencontre le visage d’une femme. C'est la même colère, le même sens moral mal placé. Ce n’est rien d’autre.
Un très bon article, comme toujours.